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ce n’est pas sa faute, c’est qu’il l’ignore ; mais tôt ou tard ils obtiendront de lui justice ou plutôt faveur, car l’idée de justice est encore peu répandue en Russie.

La noblesse a perdu non-seulement tout privilège politique, mais, sauf de rares exceptions, sa grande existence territoriale. On peut la diviser en trois catégories, suivant la fortune : les familles restées riches, — les nobles de fortune moyenne, — les nobles appauvris.

Les familles restées riches sont assujetties à servir pour le grade. En effet, un prince issu de Rourik (et il en reste), mais qui n’aura encore que l’épaulette de sous-lieutenant, jouira de moins de considération dans l’armée, à la cour, dans le monde russe, malgré son nom et une grande fortune, que tel petit noble, ici descendant d’un chef tartare, ou même tel fils d’un serf affranchi qui sera parvenu au grade de général, et qu’on qualifie d’excellence.

Les nobles de fortune moyenne ont à choisir entre trois genres de vie. Il en est qui gardent leurs habitudes de luxe après comme avant la division de leur fortune. Ceux-là exploitent de plus en plus leurs paysans, en attendant le moment de les vendre et de se réfugier ensuite dans quelque grade ou emploi sollicité auprès du maître. Il en est d’autres qui vivent d’économie, ce qui est dur, quoique méritoire. On dit en Russie : — Après une génération prodigue, une génération avare ! Cette vie modeste est un expédient, mais c’est la négation de tout esprit d’indépendance, l’abdication de toute prétention politique ou aristocratique. Il en est encore qui établissent des manufactures de toile ou de drap, des exploitations de mines, des fabriques de sucre de betterave, ou même qui se font banquiers et négocians. Ceux-là prennent certainement le parti le plus sage, et lorsqu’ils se mettent sérieusement au travail (ce qui n’est pas encore très commun), on peut dire qu’ils entrent dans la voie la plus honorable. Toutefois, quoique la carrière industrielle ne leur enlève pas le titre aristocratique, ils perdent en réalité le caractère de nobles. Ils s’élèvent moralement, mais ils dérogent politiquement.

Viennent enfin les nobles appauvris. Il y a des nobles de cette catégorie dans les provinces, il y en a même dans les grandes villes. Ceux des provinces se résignent à végéter dans leur dernier village, écorchant leurs derniers paysans, et réduits quelquefois à porter envie aux serfs de leurs voisins plus riches. Quant à ceux des villes, élevés au milieu du luxe et réduits à la pauvreté par la prodigalité du leur père ou par le rapide accroissement de leur famille, quelle misérable existence que la leur ! Qu’on se figure un jeune homme vain et léger, avide de jouissances, habitué à commander et à ne se refuser ni laquais nombreux, ni maîtresses, ni chevaux, ni vin de Champagne ; qu’on se figure ce jeune homme réduit à vivre de