Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/1049

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

russe consiste en terres et en paysans ; elle se partage à chaque génération, de telle manière qu’une faible part étant réservée pour les filles (le quatorzième, quel que soit leur nombre), le reste est distribué en parts égales entre tous les fils. Ce régime repose sur la négation du droit d’aînesse, sur l’abolition du privilège de propriété territoriale dans toute famille un peu nombreuse. Que deviendrait la pairie anglaise sous le régime du code Napoléon ? Ce que sont devenus les ducs et pairs de France. Si la noblesse russe a pu résister à ce principe actif de dissolution, cela tient à diverses causes qu’il est bon de signaler. D’abord, les héritages comprenant généralement en Russie d’immenses domaines et la population s’y développant rapidement, il a dû arriver que l’étendue de terre mise en culture et le nombre des serfs cultivateurs se sont trouvés notablement accrus à la fin de chaque génération. La dot apportée par les femmes a dû aussi contribuer à l’augmentation des biens de certaines familles. — Les largesses des empereurs et impératrices jusqu’au règne de Catherine II ont puissamment aidé à rétablir nombre de fortunes détruites, et à reconstruire des héritages déjà affaiblis par la division. La confiscation des propriétés privées dans les pays conquis, à dater du règne de Catherine, a également servi à refaire la fortune de bien des familles nobles appauvries. Si la noblesse a ainsi perdu quelques-uns des moyens vicieux qui lui étaient offerts de lutter contre le principe de dissolution contenu dans la loi des héritages, elle en a trouvé de nouveaux, — les uns inoffensifs, c’est-à-dire le développement naturel de la population des paysans appartenant à la famille, l’acquisition par mariage, la transmission de l’héritage à un fils unique, — les autres honorables, c’est-à-dire l’économie dans les dépenses des familles, trop souvent accoutumées à un luxe désordonné, l’entrée enfin d’un certain nombre de seigneurs dans la carrière industrielle. Cette situation nouvelle faite aux familles nobles a eu plusieurs conséquences par lesquelles se précise l’état actuel des propriétaires, des classes moyennes et des serfs en Russie.

Parmi les propriétaires, c’est la couronne qu’il faut nommer en première ligne. Or la couronne a accru sa puissance non-seulement par l’absorption des derniers privilèges de la noblesse et de ce qui restait d’indépendance au clergé, mais encore par le rapide accroissement du nombre de ses paysans ou serfs propres. Les paysans de la couronne, quoique fréquemment maltraités et pressurés par les intendans impériaux, et quoique plus pauvres, dans bien des provinces, que les paysans de certains seigneurs riches et généreux, se considèrent comme affranchis par ce fait seul qu’ils appartiennent à l’empereur, leur maître et le maître de tous. Il ne les vendra pas, il ne peut vouloir que leur bien-être. S’ils sont misérables, opprimés,