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pour offrir un but à l’activité des classes supérieures, ainsi que pour accorder une satisfaction aux classes inférieures, la guerre devenait inévitable. C’étaient là trois conditions qui s’imposaient au tsar, et ces trois conditions, le tsar était-il en mesure de les remplir ? Aucune des trois, à vrai dire, ne s’accordait avec les légitimes exigences de la société rosse. Il n’était possible ni d’empêcher toute action des idées étrangères sur la noblesse, ni de conserver absolument l’esclavage, ni de poursuivre indéfiniment la guerre. Telle est la certitude du moins à laquelle nous sommes conduit, en interrogeant la situation présente de l’empire russe à ces trois points de vue : — état des classes supérieures et moyennes, — état des classes asservies, — ressources pour la conquête et la guerre.


II

On ne peut séparer l’une de l’autre les deux premières questions. Le sort de la noblesse russe est étroitement lié à celui des serfs. Il faut donc examiner dans quelles dispositions le gouvernement autocratique rencontre de nos jours ces deux classes, les nobles et les serfs, — à quelles nécessités sociales en un mot le système de Pierre le Grand, continué au XIXe siècle, doit se plier.

Le gouvernement des tsars, soyons juste, a compris que le servage ne pouvait être indéfiniment maintenu en Russie. D’un autre côté, il a dû reconnaître que la suppression immédiate du servage lui créerait une difficulté des plus graves. Ne pouvant recourir aux moyens extrêmes, il est entré dans la voie des palliatifs. Il a donc renoncé à livrer gratuitement, et à titre de largesse, des paysans de la couronne. C’est Catherine qui la première adopta ce principe. Le fantasque Paul s’en écarta, simplement pour contredire sa mère. Alexandre y revint et y resta fidèle, autant par philanthropie que par politique. Nicolas lit de même, et cette double situation du tsarisme — maintenant le servage pour ménager la noblesse, — cherchant ainsi à en préparer la suppression dans l’intérêt de l’aristocratie, — cette situation difficile et périlleuse n’est pas un des traits les moins singuliers de la politique intérieure de la Russie.

La suppression des largesses d’âmes[1] atteignait indirectement la classe noble, accoutumée depuis deux siècles à y trouver une compensation aux effets si pénibles pour elle de la loi de division des héritages. Le morcellement des successions privait en effet la noblesse russe de toute influence héréditaire. La fortune d’un noble

  1. Cette abolition rappelle un peu l’abolition de la traite, comme premier acte d’un système tendant à supprimer complètement l’esclavage.