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Si l’on se reporte à l’année 1784, on est obligé d’attribuer à cet ouvrage une immense importance. Si l’on oublie la date de la première représentation, on est forcé de blâmer sévèrement le faux goût qui éclate à chaque scène. Parmi les esprits habitués à la réflexion, il n’y a pas deux avis là-dessus ; mais la foule n’a pas encore mesuré d’une manière précise la valeur littéraire de Beaumarchais, et pour l’éclairer il serait expédient d’opposer le bon sens de Chrysale aux railleries laborieuses de Figaro.

Une des causes les plus actives de l’affaiblissement de l’art dramatique est à coup sûr l’importance exagérée qu’on attribue aujourd’hui aux comédiens. À lire les louanges prodiguées à leur mérite, on dirait que leur profession exige de plus hautes facultés que la composition de l’Iliade ou le gouvernement d’un empire. On invente pour célébrer leur génie des formules qui ont du moins l’attrait du ridicule. Ont-ils joué un rôle d’une manière à peu près sensée, on dit que ce rôle comptera parmi leurs plus belles créations. En écoutant de telles flatteries, comment les comédiens ne se prendraient-ils pas pour les premiers hommes du monde ? Qu’ils s’enrhument, on s’inquiète de leur santé ; qu’ils prennent le chemin de fer pour aller dans une ville de troisième ordre exploiter leur répertoire pendant quinze jours, les journaux annoncent cet événement comme la prise d’une place forte. Qu’ils obtiennent la faveur de la foule, qu’ils soient applaudis dans une œuvre nouvelle, l’auteur épuise pour eux toutes les formes du panégyrique. Ils auront la beauté d’Antinoüs, la profondeur intellectuelle de Platon, l’esprit de Voltaire, l’élégance d’Apollon, et au besoin la majesté de Jupiter. Si le bon sens était respecté, les comédiens dépendraient des poètes. Aujourd’hui les choses vont autrement : les poètes dépendent des comédiens. Aussi, quand il s’agit de composer un drame, une comédie, ils attachent moins d’importance au choix de la donnée, au développement de la pensée, à l’expression des sentimens, au dessin des caractères, qu’au choix de l’acteur qui remplira le principal rôle. Ils interrogent avec anxiété, ils consultent d’un ton de déférence l’homme privilégié, l’homme tout-puissant, l’homme adoré, qui veut bien consentir à leur servir d’interprète. À lui la gloire, à lui le génie ! ils ne vivent que par lui. Qu’il prononce les paroles écrites par eux, qu’il anime leurs pensées du feu de son regard, et la foule battra des mains. Qu’il dédaigne le fruit de leur labeur, et la foule n’aura pour eux que de l’indifférence. S’agit-il d’une actrice ? les poètes sont encore plus généreux, plus prodigues. Un brevet de génie, un brevet de beauté ne suffisent pas ; ils ajoutent, sans se faire prier, un brevet de vertu, et ne comprennent pas que cette dernière louange est pour la vertu même une injure éclatante.

L’apothéose des comédiens est aujourd’hui un fait vulgaire. Si je