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repose le bonheur des familles, en peignant avec chaleur le dévouement maternel, la piété filiale, il devait réussir, il a réussi. De tous les personnages de sa pièce, celui qui a recueilli les plus nombreux applaudissemens est, à coup sûr, Mme George, et pourtant ce personnage n’a pas grand’chose à démêler avec la thèse que l’auteur a voulu soutenir. Si j’emploie cette expression, c’est qu’en effet M. Legouvé a plaidé pour sa pensée au lieu de la mettre en action. Il prodigue les argumens au lieu de créer des incidens et de mettre en scène des personnages vivans. À vrai dire, la cause qu’il a entrepris de défendre est une cause gagnée depuis longtemps ; personne ne croit plus aujourd’hui à la supériorité de la naissance sur le talent. Quand on voit George Bernard, arrivé à la richesse par le savoir et le travail, s’efforcer de prouver à la famille d’Alice qu’elle ne se mésalliera pas en lui ouvrant ses rangs, on s’étonne à bon droit de son insistance. Quelle que soit la beauté d’Alice, quelle que soit sa vertu, on ne comprend guère que l’homme qui l’aime subisse avec tant de résignation les impertinences de la baronne d’Orbeval et du marquis de Rouillé. D’ailleurs, si Alice aimait vraiment George Bernard, comme elle n’a pas un sou de dot, comme sa pauvreté bien connue éloigne les prétendans, un mot lui suffirait pour trancher la question et mettre à néant la résistance de sa famille. Je ne reproche pas seulement à M. Legouvé l’inopportunité, l’inutilité de son plaidoyer pour une cause gagnée : à mes yeux, sa plus grande faute est d’avoir mis en argumens ce qu’il devait mettre en action. Puisqu’il voulait démontrer la supériorité intellectuelle de George Bernard sur le marquis de Rouillé, c’est-à-dire, en d’autres termes, du travail sur l’inaction, il ne devait pas faire du marquis un demi-savant, car le marquis, en étudiant, en cherchant dans la science un moyen de relever son nom, proteste lui-même contre l’orgueil de son caractère, contre l’impertinence de sa parole. Toutes ses déclamations tombent à plat, puisqu’il a lui-même déserté les principes qu’il soutient. En étudiant, il a dérogé, il a perdu le droit de mettre la naissance au-dessus du travail. Pourquoi ne tend-il pas la main à George Bernard, qu’il a tenté d’égaler dans le champ de la science ? Le souvenir de ses études incomplètes doit lui montrer dans George un supérieur et l’obliger à s’incliner devant lui. Pour réaliser sa pensée, pour traiter vraiment le sujet qu’il avait choisi, M. Legouvé devait placer en face d’un danger public l’homme de travail et l’homme de naissance, multiplier les incidens, les péripéties, ne laisser aucun doute sur l’impuissance du marquis, sur la puissance de George, de telle sorte que le cœur d’Alice fut conquis par l’admiration ; alors le titre de sa comédie eût été justifié : George Bernard se fût saisi du bonheur par droit de conquête.