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l’Amérique, la seule Europe pourrait entretenir, avec les produits agricoles les plus ordinaires, cinq ou six fois plus d’habitans qu’elle n’en possède aujourd’hui. En prenant pour maximum l’état actuel de la Belgique et de l’Angleterre, le reste a d’immenses pas à faire avant de les regagner ; l’Italie et l’Allemagne peuvent tiercer leur population, la France doubler la sienne, l’Espagne, le Portugal, la Hongrie, la Pologne, la Prusse, tripler la leur, la Turquie et la Russie presque la décupler, et en supposant, ce qui est vrai, que la Belgique et l’Angleterre peuvent faire encore des progrès, une carrière bien autrement vaste s’ouvre devant les autres peuples. D’où vient donc que la population européenne ne marche pas plus vite ? Hélas ! des erreurs et des passions des hommes, qui font de ce vaste champ, si bien disposé pour le travail, un théâtre éternel de violences.

Quand on jette les yeux sur une carte et qu’on mesure par la pensée le fameux pays de terre noire par exemple, qui forme une grande partie de l’Europe orientale et dont la fertilité naturelle passe pour inouie, on s’étonne que les cinq cent mille émigrans qui partent tous les ans d’Allemagne et d’Angleterre pour l’Amérique et l’Australie ne se tournent pas vers ces régions infiniment plus voisines que rapprochent tous les jours des lignes de chemins de fer et des bateaux ; à vapeur. Une famille rhénane peut être rendue sur le Bas-Danube en aussi peu de temps qu’il lui en faut pour s’embarquer à Southampton, et elle n’y va pas ; pourquoi ? c’est que, même quand la guerre n’y sévit pas comme aujourd’hui, la liberté et la sécurité y manquent. L’insalubrité, compagne de la barbarie, y répand ses invisibles poisons, et pour lutter contre la nature sauvage, l’homme a besoin de se sentir défendu contre les fléaux qui viennent des hommes. Liberty, peace and safety, voilà la devise américaine qui fait passer les mers.

Les peuples de la vieille Europe tombent presque tous dans la même erreur que ces propriétaires qui aiment mieux accroître l’étendue de leurs terres que leur capital d’exploitation. On veut s’étendre, s’arrondir, et pour avoir le bien d’autrui, on sacrifie son propre héritage. Les révolutions, les tyrannies et les guerres qui ont rempli, remplissent et rempliront l’histoire du monde, n’ont pas d’autre origine. On ne sait pas que la vraie source de la puissance des nations, c’est moins la grandeur du territoire qui s’achète par la guerre que la multiplication des capitaux qui s’obtient par la paix. La petite Angleterre avec ses 13 millions d’hectares est aussi forte que l’immense Russie, qui en a cent fois plus. L’Espagne de Philippe II a fait, pour arriver à la monarchie universelle, un effort gigantesque et vain qui l’a réduite pour des siècles à l’impuissance. Même quand on réussit, on ne s’en trouve guère mieux. On serait probablement