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de l’abîme un être monstrueux qui s’était élancé avec des hurlemens horribles, et, après avoir dévasté le pays plusieurs jours, avait disparu enfin dans les flots de la Petchora. M. Castrén habitait alors le village d’Utsilmsk. Ces belles histoires ameutèrent contre lui toute la population, et il dut plus d’une fois payer de sa personne pour mettre les assaillans en fuite. Heureusement les raskolniki sont aussi lâches que stupides ; la ferme attitude du jeune savant triompha bientôt de ces émeutes. On se contentait de placer chaque nuit autour de sa maison une troupe de gens armés de fusils pour l’empêcher d’aller empoisonner les fontaines, et le jour, quand il passait d’un air intrépide au milieu de ses ennemis, les lâches, dès qu’il avait disparu, se vengeaient de la terreur que leur avait inspirée son maintien en poussant des clameurs épouvantables. Voilà quels sont les missionnaires de la civilisation auprès des Samoyèdes !


III.

N’oublions pas toutefois, au moment de conclure, que l’épisode des Samoyèdes n’est qu’une mince partie de ce tableau. Cette tâche que la Russie remplit si mal chez les barbares de l’extrême nord, elle l’accomplit déjà avec un singulier succès auprès des peuples nomades moins éloignés de son influence. Si j’essaie de résumer les nombreux renseignemens que nous devons à M. Hansteen et à M. Erman, à M. Hill et à M. Castrén, il me semble que le résultat de leurs observations jette un jour nouveau sur les ressources matérielles et morales de cet immense empire. Nous le croyons occupé seulement de ses ambitieux projets contre la Turquie d’Europe ; il n’abandonne pas pour cela sa marche vers l’Asie. C’est par la Sibérie qu’il pénètre en Chine. Il a sur ses frontières du sud, d’Astrakhan à Selenginsk, des agens qui n’inspirent pas de défiance et qui sans cesse gagnent du terrain. Tout récemment encore, les lettres d’Orient nous apprenaient que le gouvernement russe avait obtenu de la Chine d’importantes concessions sur les bords du fleuve Amour. Ce travail de tous les jours, de toutes les heures, il dure depuis un siècle et se régularise aujourd’hui sous l’action d’une pensée persévérante. Que l’Europe soit prévenue, qu’elle s’accoutume à porter ses regards au-delà de la lutte actuelle : il ne faut pas sans doute s’alarmer outre mesure et se créer des fantômes ; mais n’est-ce pas un danger aussi de se fier aveuglément à la supériorité de la civilisation ? On disait volontiers au commencement de la guerre d’Orient : La Russie périra par son défaut de lumières ; sa force matérielle ne prévaudra pas contre l’esprit de l’Occident, contre les découvertes de la science, les progrès de l’industrie et les ressources nouvelles qu’elle fournit