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revêtu d’un uniforme des plus grossiers qui se tenait debout et raide contre la porte. On me dit que ce personnage était l’officier russe souffleté par M. Due, qu’il avait fait sa plainte au colonel Rehbinder et demandé réparation de l’outrage, enfin que le colonel était venu avec un des capitaines de son régiment afin d’instruire l’affaire. Je pris la défense de mon ami ; j’exposai que M. Due, craignant que ce vacarme ne me réveillât, avait été obligé de repousser les assiégeans avec vivacité ; cela s’explique d’autant mieux, ajoutai-je, que j’ai été pendant plusieurs années sujet à de fréquentes insomnies, et que le repos m’est plus nécessaire et plus précieux qu’à personne. Enfin, après bien des pourparlers, il fut décidé que l’officier russe se contenterait d’une réparation d’honneur. M. Due réfléchit quelques instans et formula ainsi sa phrase : « Si j’avais su que le plaignant fût un officier, ce qu’on ne pouvait deviner ni à son costume ni à sa conduite, je ne lui aurais pas appliqué ce vigoureux soufflet. » Cette réparation, si singulière qu’elle fût, parut suffisante au colonel ; l’offensé ne lui inspirait sans doute qu’un intérêt médiocre, et ce qui se passa ensuite justifie très bien son indifférence. L’officier insistait encore ; avait-il compris la leçon que M. Due lui donnait ? trouvait-il cette réparation encore plus désagréable que l’outrage reçu ? Non, la réparation lui déplaisait parce qu’elle était faite simplement en paroles. Il lui semblait, disait-il, qu’un dédommagement lui était dû, et il l’évaluait à cinq roubles. — C’est infâme ! s’écria le colonel indigné, et d’un geste il chassa le misérable ; puis, se tournant vers nous tout rouge de honte : « Vous devez avoir, messieurs, une singulière idée du sentiment de l’honneur chez nos officiers, mais veuillez considérer l’origine de cet homme et de ses pareils. Ce sont de grossiers paysans ; quand ils ont servi dix ans comme simples soldats, et ensuite comme sous-officiers, sans donner lieu à aucune plainte, ils passent au grade de sous-lieutenant, et viennent garder ici les redoutes de la frontière. Ils ne remplissent pas de fonctions dans l’armée active. »

L’explication du colonel n’efface pas la fâcheuse impression d’une telle scène. Il n’est pas besoin de citer la France, il n’est pas nécessaire de rappeler les soldats de nos villages devenus des maréchaux et des princes ; les pays sont rares. Dieu merci, où le plus grossier des paysans n’est pas transformé par l’épaulette qu’il porte. Cette histoire d’un lieutenant qui estime son honneur à cinq roubles jette une sinistre lumière sur les résultats du despotisme. Chez nous, le paysan devient soldat, le soldat devient officier, et sur le chemin de l’honneur il marche de pair avec ses chefs ; en Russie, le pauvre serf dégradé par ses maîtres a beau conquérir à force de patience et de zèle son grade de sous-lieutenant, quelque chose lui manque et lui manquera toujours.