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semble pas avoir subi la moindre altération pendant le cours des siècles. Les Kirghises n’obéissent aux ordres du chef qu’autant que ces ordres leur conviennent. Comme juge assisté de ses conseillers, le khan possède une autorité plus sérieuse, car chacun dans la petite horde s’emploie à maintenir les mœurs et les coutumes telles qu’elles sont réglées par le souverain. Je demandai un jour au khan s’il jugeait d’après une loi écrite, ou d’après d’anciennes traditions, ou seulement d’après son bon plaisir. « Ma volonté seule est ma loi, » répondit Dschanger-Khan. Il m’a semblé cependant que l’avis de son conseil servait de règle à ses décisions. »


Si je voulais suivre encore M. Hansteen chez le prince des Kirghises, j’aurais des scènes intéressantes à raconter, mais ce sont des scènes qui se rapportent plus à la personne du voyageur qu’au sujet dont je m’occupe. Je dois pourtant vous en signaler une : voyez quel bruit joyeux dans la grande salle ! C’est l’aimable savant de Christiania qui prend plaisir à dérider Dschanger-Khan et ses rigides conseillers en exécutant devant eux les danses populaires de la Norvège. La plaisante figure du sultan Tauke qui veut se mêler à ces danses, la joie de la sultane Fatime quand M. Due joue sur le piano les airs sibériens qu’elle a entendus dans sa jeunesse, les adieux de nos voyageurs et du prince des Kirghises, tout cela compose une série de charmans tableaux pleins de grâce et de lumière.

Les Kirghises de Dschanger-Khan occupent toute la partie orientale du pays qu’on nomme la grande steppe ; l’extrémité occidentale est habitée par des Kalmoucks, tribus nomades aussi et qui offrent plus d’un trait de ressemblance avec leurs voisins. En se séparant du khan des Kirghises, M. Hansteen lui avait promis d’aller visiter de sa part le prince de ces Kalmoucks, établis à quelques verstes au nord d’Astrakhan, dans une île du Volga. Le scrupuleux voyageur n’oublia pas sa promesse ; accoutumé déjà aux mœurs et aux spectacles de la steppe, il s’aventura sans crainte dans le pays des Kalmoucks. Et puis il venait de rencontrer sur sa route un professeur célèbre de l’université de Dorpat, M. Parrot, qui parcourait ces contrées avec un de ses élèves, occupé à mesurer la différence des niveaux de la Mer-Caspienne et de la Mer-Noire. M. Parrot se joignit à M. Hansteen, et, comme il parlait facilement la langue russe, il put lui servir d’interprète auprès du prince. L’installation de Dschanger-Khan au milieu de ses Kirghises attestait déjà l’influence des mœurs européennes, ce fut bien mieux encore chez le khan des Kalmoucks. Nos voyageurs trouvèrent en lui un homme parfaitement initié aux délicatesses de la civilisation. Tiumen, c’est le nom du prince kalmouck, avait pris part aux grandes batailles du temps de l’empire ; enrôlé dans l’armée du tsar Alexandre avec le grade de colonel, il avait vu toute une partie de l’Europe, la Russie, la Prusse,