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obligé d’épouser encore une Kirghise afin de complaire à ses sujets ; mais la sultane favorite était son autre femme, la sultane Fatime, fille du muphti tartare de Kazan. Fatime avait eu pour institutrice une dame de la colonie allemande de Sarepta sur le Volga. Elle parlait l’allemand et le russe, et une douceur timide s’alliait chez elle aux grâces de l’esprit. Le khan allait tous les jours rendre visite à ses hôtes dans les chambres qu’on leur avait assignées ; il jouait au billard avec eux et y déployait une habileté singulière. M. Hansteen et M. Due admiraient avec quel art il savait concilier sa dignité de prince souverain et la déférence qu’il voulait témoigner à deux représentans de la science européenne ; mais malgré ce respect du khan pour les envoyés de l’Europe, malgré son dévouement au tsar, malgré ces traces de la civilisation si singulièrement introduites au milieu des steppes incultes, malgré le piano et le billard, les meubles de palissandre et les riches tapisseries du palais d’hiver, ce qui domine chez les Kirghises, ce qui éclate sans cesse dans l’existence de Dschanger-Khan lui-même, c’est cette liberté des races nomades qui reporte l’imagination au temps des patriarches. Citons une page de M. Hansteen :


« Les Kirghises ont un esprit naturellement intelligent, et je ne sais quoi de romantique dans le caractère. Ils aiment les aventures, ils sont fiers, serviables et voluptueux. On ne trouve pas chez eux l’amour du sang. Il est certain du reste que les mœurs de la petite horde, et c’est de cette tribu-là spécialement qu’il est question ici, ont été améliorées par le contact des Russes. Les femmes sont renommées pour leur bonté et leurs vertus domestiques. Comme ils vivent des produits de leurs troupeaux, ils n’ont d’autre occupation que de soigner les moutons et les bœufs, les chevaux et les chameaux. Quand ils ont épuisé un pâturage, ils se transportent plus loin avec leurs kibitkes. Ils mènent donc une existence très facile ; aussi, pour passer le temps, ils courent à cheval à travers la steppe, ils se visitent les uns les autres, s’asseoient dans la kibitkes étrangère, où ils trouvent toujours un accueil empressé, et là, pendant qu’on les héberge, ils écoutent les nouvelles du lieu ou racontent les aventures qu’ils ont apprises. Le moindre événement qui se passe à l’une des extrémités de la steppe, par exemple notre voyage vers la résidence du khan, est connu au bout de quelques jours dans la steppe tout entière. C’est un moyen très simple de suppléer à nos journaux. Chaque Kirghise qui passe à cheval auprès de la demeure du khan considère la grande salle du palais comme une kibitke ; il entre, s’assied sur le tapis, s’informe des nouvelles, raconte ce qu’il sait, et reste là aussi longtemps que bon lui semble. À l’heure du repas, on apporte des écuelles de bois garnies de tranches de mouton rôti, et on les distribue aux hôtes étrangers comme aussi aux conseillers du khan. Le khan paraît souvent dans la grande salle et s’entretient avec ses hôtes. C’est aussi là qu’ils passent la nuit, étendus sur le sol. Quand on est resté quelques jours au milieu de ces enfans de la nature, on se sent comme transporté vivant dans cette période des patriarches que nous peignent les récits de la Bible. La vie nomade ne