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pourtant se réserver une certaine indépendance. Dschanger-Khan n’a pas renoncé sans doute à l’esprit de ses ancêtres ; courbé, comme les Orientaux, sous la loi du destin, il ne faudrait qu’une occasion propice pour qu’il y vît le signal d’une politique nouvelle. De tous les peuples nomades que les Russes trouvèrent en Sibérie à l’époque de la conquête, les Kirghises étaient les plus redoutables ; barbares, cruels, sans foi, adonnés au pillage et au meurtre, ils étaient le fléau de la Sibérie inférieure. Ils formaient alors trois familles distinctes qu’on nommait les trois hordes, la grande, la moyenne et la petite. La grande horde fut expulsée de Sibérie au XVIIe siècle et rejetée dans le nord de la Chine et de la Perse, où elle continue aujourd’hui ses destinées errantes ; les deux autres trouvèrent un asile dans les steppes qui s’étendent à l’est de l’Oural. En 1731, Abul-Khan, chef de la petite horde, invoqua le secours des Russes contre les pillages d’une tribu féroce, et sept ans après il prêtait serment de fidélité au tsar, avec des formalités solennelles, en présence du gouverneur d’Orenbourg. Le grand-père de Dschanger-Khan, le dernier des khans kirghises établis dans cette partie orientale de la montagne, était un historien célèbre parmi les peuples barbares de la Sibérie ; il a écrit une histoire de sa race, qui a été traduite dans plusieurs langues de l’Europe. Le fils de celui-ci, Nuralei-Khan, père de Dschanger, inquiété par des hordes rivales, donna le signal de l’émigration ; il se transporta de l’est à l’ouest de l’Oural avec quarante mille hommes, et obtint de Catherine II l’autorisation de s’établir dans les steppes comprises entre l’Oural et le Volga. En même temps qu’elle laissait les Kirghises s’installer dans ces steppes, Catherine concédait aux Cosaques de l’Oural une ligne de terres qui les enveloppait de tous côtés. Au commencement de ce siècle-ci, bien que les Russes n’intervinssent dans leurs affaires qu’avec leur discrétion accoutumée, les Kirghises de Nuralei-Khan, plus avisés que bien des souverains d’Allemagne, comprirent que leur indépendance était menacée ; ils résolurent de repasser l’Oural et de s’établir dans ces steppes de l’est qu’ils avaient eu le tort d’abandonner. Il était trop tard. Quand ils arrivèrent aux confins de leur domaine avec leurs chameaux et leurs kibitkes chargées de provisions domestiques, ils trouvèrent de toutes parts une ligne de Cosaques de l’Oural qui leur refusaient le passage. Les Cosaques étaient en armes et solidement retranchés ; les Kirghises, qui croyaient partir pour une expédition pacifique, n’avaient que des munitions insuffisantes. Après avoir échangé quelques coups de feu avec ces geôliers inattendus, les émigrans revinrent sur leurs pas ; ils s’enfermèrent dans leurs steppes et n’essayèrent plus d’en sortir.

Dschanger-Khan vivait donc, assez soumis et résigné, au sein des