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animaux divins, à la manière des Pythagore et des Platon. Le grave Cuvier ne peut retenir un sourire, lorsque dans son Discours sur les Révolutions du globe il mentionne, parmi les hypothèses de la géologie au berceau, l’idée que se formait Kepler de la terre, comme d’une sorte de baleine qui, par le mouvement alternatif de sa respiration gigantesque, donne naissance au flux et au reflux de la mer. Ces idées étranges n’ont pas empêché Kepler de découvrir ses trois fameuses lois et de placer son nom à côté de Copernik ; mais s’il y a quelque chose de sublime et de touchant dans cet homme de génie manquant presque de pain pendant ces veilles de vingt-deux années qui devaient être si fécondes pour la science et si bienfaisantes pour le genre humain, le père Gratry nous permettra de dire que Kepler, comme chercheur de vérités expérimentales, n’est un exemple à proposer à personne. C’est dans le chapitre du savant oratorien que je vais en trouver la preuve, et n’ayant pas en ce moment l’Harmonica mundi sous les yeux, je m’en rapporte à l’exactitude de ses citations.

Le père Gratry raconte avec admiration que Kepler, voulant découvrir selon quelle courbe se meuvent les planètes, commence par poser en principe qu’il y a un Dieu, que Dieu se manifeste dans la création, et que les lois de la nature et les mouvemens des astres doivent exprimer la nature de Dieu. Ces principes sont vrais, et nul physicien raisonnable n’y contredira. Cependant le père Gratry prétend en conclure que les lois de la nature ne sont pas des vérités contingentes, mais des vérités nécessaires. Et voilà pourquoi, dit-il, on peut les exprimer sous forme mathématique. Là-dessus, le père Gratry cite cette belle parole de Kepler, que la géométrie est éternelle, et qu’elle existe avant le monde dans l’intelligence du créateur. Cela est profondément vrai ; mais il ne s’agit pas de géométrie : il s’agit de connaître les lois effectives que Dieu a données à la nature. Or les seuls moyens pour cela, c’est l’expérience et l’induction ; le calcul s’y appuie et les féconde ; il ne saurait les remplacer. C’est une théorie dangereuse que celle qui regarde les lois de la nature comme nécessaires et pouvant être déduites a priori de la nature de Dieu. Descartes l’a essayé, n)ais il a échoué, et Leibnitz n’hésite pas à dire qu’il y a dans cette entreprise une semence de panthéisme[1]. Que le père Gratry y prenne garde, lui pour qui le panthéisme est l’antipode de la vérité.

Kepler va donc essayer, si l’on en croit son historien, d’expliquer a priori les courbes des planètes par les attributs de Dieu. Voyons cela. Le Dieu de Kepler, dit le père Gratry, n’est pas un Dieu indéterminé comme celui des rationalistes ; c’est le Dieu des chrétiens, c’est

  1. Leibnitz, Lettre à l’abbé Nicaise, dans Erdmann, p. 120, 141 et suiv.