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Le père Gratry est un homme de notre temps. Son idéal n’est pas dans le XIe siècle, ni même dans le XVIIe : il est dans l’avenir. Les doutes, les fièvres, les aspirations et les désirs contraires qui nous agitent, rien de tout cela n’est étranger au père Gratry. Il a vécu, il a douté, il a souffert, et il est plein d’enthousiasme, de candeur et de foi.

C’est d’ailleurs un homme doué de rares facultés. À l’étude des sciences, de la philosophie, de la théologie, il joint la plus fine culture littéraire. C’est un écrivain, et sa pensée ingénieuse sait se colorer des teintes brillantes et délicates d’une imagination naturellement émue. Comme critique, il a toute la pénétration et toute la souplesse d’esprit nécessaire pour entrer dans le fond des problèmes métaphysiques et se plier à toutes les pensées des grands maîtres. Son érudition, sans être ni profonde, ni précise, a de l’étendue et une agréable variété. Par momens la flamme la plus pure et la plus brillante illumine son esprit, d’autres fois c’est une mysticité sincère et coulant de source qui s’épanche avec abondance et douceur. Son style prend alors quelque chose de tendre et de pénétrant ; il vous caresse, vous attire et vous sourit. Serait-ce trop dire que d’avouer qu’en certaines pages il rappelle Fénelon ? À la vérité il le rappelle par ses défauts plus que par ses qualités : il en a la subtilité et la finesse trop aiguisée ; il n’est pas sans quelque mollesse, sans quelque langueur, et son abondance dégénère en fluidité ; mais par deux traits il fait penser au noble et charmant modèle, je veux dire une haute métaphysique animée de mystique ferveur.

Cette part loyale faite à la sympathie, nous dirons nettement que si l’on réduit les théories du père Gratry à leur fond essentiel et précis, si on ôte à son livre les vues de détail ingénieuses, les pages délicates et charmantes : si, laissant de côté les généralités, les désirs vagues d’union et d’accord, on porte la question sur un terrain nettement circonscrit, le système du père Gratry repose sur une base ruineuse. Sa grande découverte de l’identité des trois procédés de la physique, de la mathématique et de la philosophie est une idée fausse, et sa tentative de ramener les savans à la philosophie et la philosophie au christianisme est une œuvre à recommencer.


III.

Une première chose qui nous frappe, c’est l’idée singulière que le père Gratry se forme de la méthode des sciences physiques, c’est-à-dire de la nature et de la portée de l’induction. Le procédé inductif n’a rien de mystérieux. Il y a plus de deux mille ans que Socrate le recommandait à Platon, et l’appliquait lui-même aux sciences morales avec une singulière sagacité. Aristote en a donné cette belle