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question pour lui de retraduire la logique d’Aristote ou de commenter celle de Port-Royal ? Évidemment non ; ce n’est là que l’ancienne logique. Or la logique du père Gratry est nouvelle, et pourquoi se récrier ? Quand un philosophe annonce à son siècle une Instauratio magna, il est tout simple qu’il écrive son Novum Organum.


I.

Voilà donc une grande entreprise ; pour en comprendre le fort et le faible, cherchons-en l’origine et jetons un coup-d’œil sur la carrière du père Gratry. Ses premiers goûts le portèrent aux mathématiques ; il s’en nourrit avidement et dut à son succès dans ce genre d’études l’honneur d’entrer à l’École polytechnique et l’avantage d’y entendre Poisson, Ârago, Dulong, Coriolis. Deux ans s’écoulent dans cette vie de réflexion abstraite et d’austères calculs, et nous retrouvons le jeune polytechnicien à Metz, sous l’uniforme d’officier d’artillerie. Il s’y préparait à une carrière partagée entre les recherches du savant et les devoirs du soldat, quand tout à coup, par des causes diverses, une grande révolution s’opéra dans ses idées et dans toute son existence. La religion avait touché ce cœur ardent, qui, une fois saisi, se donna tout entier. Le sous-lieutenant quitte son épée, dit adieu à toute carrière mondaine et se fait prêtre. C’était vers la fin de la restauration, au moment où un autre jeune homme, sorti d’une autre grande école, où il avait trouvé pour maîtres M. Royer-Collard, M. Villemain, M. Cousin, et pour camarades M. Jouffroy, M. Augustin Thierry, M. Damiron, M. Dubois, venait aussi d’être subitement illuminé par l’idée religieuse et d’entrer dans les ordres sacrés. Cette communauté d’origine et de destinée rapprocha les nouveaux convertis. M. Bautain était l’aîné des deux, et il avait déjà conquis à Strasbourg une position tout à fait considérable. Brillant professeur de philosophie à l’Université, prédicateur populaire à l’église, directeur très recherché au tribunal des consciences, rien ne manquait à ses moyens d’action. Il avait un don rare et supérieur, le don de convertir. Comme les apôtres, M. Bautain était pêcheur d’âmes. Le retour à la foi de plusieurs incrédules, mais surtout le baptême éclatant de deux frères israélites, qui laissèrent de belles positions sociales pour se faire prêtres et devenir les disciples fervens de leur père spirituel, tout cela avait donné à M. Bautain un ascendant extraordinaire. L’évêque de Strasbourg, M. de Trévern, lui confia son petit séminaire de Molsheim, et ce fut là le berceau de cette école de théologiens philosophes dont le dernier venu et le plus remarquable est le père Gratry.

Dans ce coin obscur de l’Alsace, on agitait d’assez grands