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faible mortelle avec une déesse. L’épouse de Cyniras a osé braver le. pouvoir de Vénus, et la cruelle déesse se venge de cet affront en livrant Myrrha, sa fille, à tous les désordres, à tous les égaremens d’une passion maudite, en portant le ravage dans l’âme et dans les sens de cette infortunée, comme on porterait la torche et le fer dans le champ d’un ennemi. Acceptez cette donnée, qui est aussi celle de Mme Ristori, et le sujet perd aussitôt tout ce qu’il avait d’intolérable, et à la place de cette fille indigne, criminellement éprise de son père, vous n’avez plus que la victime du destin. L’exécrable flamme qui dévore le cœur de Myrrha vient des dieux, et c’est par sa propre force à elle, par l’inflexible énergie de sa volonté, qu’elle reste pure en dépit de son ardeur et de ses défaillances. Quelqu’un disait l’autre soir à Mme Ristori que c’était grand dommage qu’on n’eût pas traduit en italien la Cenci de Shelley, car elle y serait admirable. — Béatrix Cenci ! s’écria aussitôt la tragédienne. Quel affreux rôle ! jamais je ne consentirais à le jouer. — Et pourtant Myrrha?... — Y pensez-vous? et quelle analogie pouvez-vous trouver entre ces deux figures? Myrrha vit et meurt chaste, et ce n’est que la pensée du crime qui l’obsède, tandis que dans la Cenci le crime se consomme. Myrrha n’est que possédée, Béatrix est flétrie.

Ainsi compris, le rôle se défait de son vilain côté, et le public, en proie aux émotions de cette tragique lutte, en perd de vue la cause, et cesse en quelque sorte d’avoir devant ses yeux l’horrible incestueuse que Dante a placée dans l’enfer des damnés pour crime de faux :

...Quell’è l’anima antica
Di Mirra scelerata clie divenne
A padre fuor del dritto amore amica.

Ce qu’on ne saurait trop admirer chez Mme Ristori, c’est l’art véritablement merveilleux qu’elle porte dans l’emploi des nuances, l’infinie délicatesse de sa touche, si je puis m’exprimer ainsi. Dans c« rôle, où tout est comprimé, où la parole hésite, son geste, ses regards, son attitude, ont des réticences sublimes. Une fois seulement, à la fin du troisième acte, le volcan éclate et déborde. Myrrha, croyant échapper au mal qui la travaille, va devenir la femme de Pereo; déjà elle s’avance vers l’autel, lorsque tout à coup, irrité par cette pompe nuptiale, son délire un moment assoupi se réveille et s’exalte jusqu’au paroxysme le plus furieux. L’effet que produit Mme Ristori dans cette scène est sans égal. Apaisée, sinon calme au début, vous la voyez peu à peu tressaillir, palpiter, se débattre; aux lueurs des flambeaux, à la voix des prêtres, au frémissement de tout ce peuple rassemblé dans le temple, la fureur d’hymen la saisit, l’exorcisme commence. Son sein se gonfle, ses traits se crispent, ses membres se tordent; irrésistiblement l’accès grandit et redouble; des mots entrecoupés s’échappent de sa bouche sans qu’elle en ait conscience, puis à cette crise insensée succède une apathie morne, une immobilité de marbre. Myrrha, épuisée, allanguie, vaincue, s’affaisse aux bras de son père, qui peut un instant la serrer sur son cœur et la couvrir de ses larmes sans que la situation ait rien qui vous offusque.

Supposez une tragédienne médiocre, et cette scène est impossible; Mme Ristori la rend ce qu’elle est en effet dans les mœurs ordinaires, la chose la plus