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siège du cocher jusqu’à une certaine distance de Florence. Disposés comme ils l’étaient, il eût été difficile de leur enlever la comtesse. Elle arriva ainsi en sûreté à Rome, où elle fut accueillie avec tous les égards possibles par le cardinal, qui lui assigna une pension et lui donna dans sa maison un établissement convenable à son rang. Elle écrivit à la reine de France pour réclamer une rente offerte à son mari à l’occasion de son mariage, et obtint d’elle soixante mille livres par an ; le pape lui en donnait vingt-cinq, ce qui, en somme, constituait, comme on dit, une honnête aisance. Pour que rien ne manquât à son bonheur, le comte Alfieri vint s’installer à Rome, et s’étant concilié les bonnes grâces du cardinal, de même qu’il avait su jadis gagner la faveur du frère, il fut libre de fréquenter la comtesse autant qu’il le voulut, et cela en dépit des représentations du prince, qui perdit sa peine à se pourvoir contre un pareil scandale auprès du cardinal son frère. Infortuné prince! on ne lui ménagea ni l’offense ni les mauvais propos, et comme si ce n’était pas assez de lui prendre sa femme, on s’acharna à le faire passer pour un brutal et pour un ivrogne!

J’avoue à regret qu’en tout cela le personnage que joue Alfieri me semble peu digne d’un galant homme. Cette histoire de mari dupé par d’aimables vauriens qui se jouent ouvertement de toutes les bienséances est sans doute fort divertissante au théâtre, quand le mari s’appelle Orgon et le galant Valère; mais, dans la vie réelle, la situation perd beaucoup de son prix. Pour traiter les gens d’ivrogne, il faudrait n’avoir pas commencé par boire leur vin, et l’on n’a guère le droit de dénigrer un homme dont on s’est fait l’ami uniquement pour suborner sa femme, cet homme fût-il d’ailleurs le plus grognon et le moins tempérant des princes et des époux. Mais je m’arrête, car mon intention n’est pas d’écrire une biographie du célèbre poète piémontais, et je n’ai voulu que donner quelques traits caractéristiques de cette nature nerveuse, emportée, incomplète, pleine de brusquerie et de soubresauts, et qui, mieux que tous les commentaires, explique les défauts et les qualités du poète. J’ai dit le côté fâcheux de cette liaison avec la comtesse Albani; il serait injuste de ne pas insister sur les avantages qui en résultèrent pour l’homme comme pour l’écrivain. Alfieri a enfin trouvé la poésie, la grâce, la beauté, idéales jouissances que des passions désordonnées ne viendront plus troubler, lumineuses visions que des spectres infernaux ne chasseront plus devant eux. S’il y avait souvent du bravo italien chez Alfieri, il y avait aussi par momens un cœur chevaleresque, et je recommande à ce sujet, pour la tendresse et la délicate expression du sentiment, presque tous les sonnets adressés à sa dame, à ces beaux yeux

Negri, vivaci, in dolce fuoco ardenti.


Sans doute, il y aurait quoique exagération à prononcer ici le grand nom de Pétrarque; il n’en est pas moins vrai que ces sonnets forment une lecture intéressante. Ce qui manque à Alfieri, et ce que l’amant de Laure possédait au plus haut degré, c’est le calme, la sérénité dans la création, cette faculté d’être agréable en stérile matière et de semer de fleurs un sol ingrat. Le défaut dont je parle, déjà remarquable dans les sonnets, se fait surtout sentir dans ses tragédies, qui, à les classer selon leur valeur intrinsèque, ne