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Cette société, formée sous l’aile de la royauté triomphante, vécut en quelque sorte sur elle-même, dédaigneuse du passé, étrangère surtout aux préoccupations de l’avenir. Et pointant dans l’étroit espace où elle se trouva confinée, entre la régence d’Anne d’Autriche et la future régence du duc d’Orléans, elle eut une incomparable grandeur et quelque chose de cette quiétude qui n’appartient qu’aux idées immortelles. C’est qu’elle croyait posséder la plénitude de la vérité religieuse et sociale, c’est que dans son sein tous vivaient de la même vie, et qu’aucune note discordante n’y venait troubler l’harmonieux accord de toutes les pensées. Cet accord se révélait dans les manifestations les plus diverses de l’activité humaine : les peintures triomphales de Le Brun, les groupes de Puget et les jardins de Lenôtre en rendaient témoignage, comme les discours de Bossuet et les drames de Racine. Une génération prédestinée cueillait enfin la fleur de l’arbre arrosé par tant de sang. L’unité s’était faite non-seulement dans le territoire, mais dans les idées ; jamais travail n’avait aussi complètement réussi, à ce point que tous les périls nouveaux allaient sortir de l’excès même du triomphe.

En ne poursuivant pas avec moins d’ardeur l’unité dans le pouvoir que l’unité dans la nation, en brisant les résistances au lieu de les surmonter, Richelieu, Mazarin, et tous les ouvriers de l’œuvre monarchique, lui avaient en effet préparé des épreuves aussi sérieuses que celles dont leur génie l’avait fait triompher. La seconde moitié du XVIIe siècle exprima ce qu’il y a certainement de plus passager et de plus rare parmi les hommes, l’équilibre complet entre les faits et les croyances. Pour qu’un ici état fût durable, pour qu’il pût surtout servir de base à une théorie politique, deux choses auraient été nécessaires : l’infaillibilité dans le pouvoir et l’infaillibilité dans l’esprit humain. Or les rêves de domination universelle provoquèrent les désastres du grand règne, et la société la mieux ordonnée qu’eut vue le monde alla finir bientôt dans les orgies de la régence. Bossuet vivait encore que déjà naissait Voltaire, et les protestans n’étaient chassés que pour faire place aux encyclopédistes. Le pouvoir avait marché d’entraînement en entraînement, et la pensée d’audace en audace. Malheureusement le premier restait sans aucun point d’appui pour se défendre contre lui-même, et l’anéantissement de toutes les forces régulières allait donner à l’autre les allures désordonnées de l’esprit de faction : si l’on avait assuré le présent à la royauté absolue, on avait donc donné l’avenir à la révolution.


LOUIS DE CARNE.