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hindou, un brahmane-ministre, selon toute apparence. Voilà donc le ministre parfaitement libre d’agir à son gré ; mais qu’il y prenne garde : le roi peut se réveiller un beau matin de sa torpeur et le foudroyer en un clin d’œil. Le peuple applaudira volontiers à cette exécution, car le ministre devient en peu de temps la bête noire de ceux qu’il pressure, ou dans son propre intérêt, ou dans celui de son maître. Le moraliste indien, flattant à la fois la puissance du souverain et les préjugés populaires, aiguise sans pitié contre le premier fonctionnaire de l’état ses traits les plus acérés. « Les ministres, lorsqu’on les presse, dégorgent la substance du souverain ; ils ressemblent, pour la plupart, à des abcès. — Il faut que les rois tourmentent continuellement leurs ministres ; un vêtement de bain, si on le tordait une seule fois, pourrait-il rendre beaucoup d’eau ? » Ce langage convient à un pamphlétaire mieux qu’à un fabuliste. Le ministre, qu’il est bon de faire dégorger de temps à autre, de tordre fort et ferme comme un linge imbibé, a-t-il nécessairement commis quelques méfaits ? Non, mais il a possédé le pouvoir, et le souverain doit le punir de ce qu’il a osé prendre sa part du butin, ou peut-être de ce qu’il a montré trop de zèle. Si l’auteur de l’Hitopadésa ne parle pas de pendre le ministre, ne lui faites pas un mérite de sa modération : ce fonctionnaire appartient d’ordinaire à la caste inviolable des brahmanes, et en aucun cas il ne peut être mis à mort.

Quelles sont les qualités requises pour faire de bons ministres ? L’Hitopadésa ne s’exprime pas très clairement, quoiqu’il énumère avec complaisance les défauts qui se rencontrent le plus souvent dans cette classe d’hommes. — Le ministre, est-il dit, ne doit être ni ami, ni ennemi, ni connu, ni inconnu du prince qui l’emploie. Le vieux serviteur ne craindra plus son maître, même quand il l’a offensé ; le vieux serviteur méprisera son maître et n’agira plus que selon son caprice. Un ministre qui a rendu des services à son prince ne croit jamais l’offenser. Enfin le ministre à qui son souverain accorde trop de familiarité se rit du maître et usurpe le rang suprême. — Tels sont les axiomes formulés par Nârâyana, et je crois comprendre sa pensée. Un ministre sera intelligent, dévoué jusqu’à la lâcheté, flatteur et empressé d’obéir per fas et nefas ; quant au souverain, il se permettra à l’égard de ses serviteurs de petits actes d’une ingratitude bien noire, brisant les instrumens de sa tyrannie dans un accès de mauvaise humeur, écartant de sa personne ceux à qui l’âge et de longs services ont donné le droit de parler avec liberté. Un pareil langage fait supposer que les bons ministres sont rares dans l’Inde, et cela est vrai : le roi fainéant y a produit quelquefois le ministre trop actif, le ministre ambitieux arrivant à l’usurpation par l’assassinat.