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continuera de préférer la philosophie à l’industrie, et dans le domaine de l’art elle accordera toujours à la pensée une immense importance. L’Angleterre se complaît dans les expériences qui doivent réduire l’espace en multipliant la vitesse, l’Allemagne dans celles qui doivent agrandir la puissance intellectuelle, et placer sous le regard de la conscience un plus grand nombre d’idées dans un temps donné. Quand elle passe de la région philosophique à la région esthétique, elle garde son caractère et ses habitudes. Elle traite la peinture et la statuaire comme la psychologie et la théodicée. C’est pourquoi elle mérite une attention spéciale entre toutes les nations européennes.

Dans le maniement du pinceau ou du ciseau, elle est souvent dépassée. Sur le terrain de la pensée pure, elle ne craint pas la rivalité de la Grèce elle-même. Aussi, quand elle essaie de réaliser dans le marbre ou sur la toile les idées qu’elle a saluées comme vraies, comme fécondes, elle excite en moi une profonde sympathie. Il y a dans toutes ses tentatives un caractère de sincérité qui manque trop souvent aux tentatives du même genre faites par les autres nations. Quand elle se trompe, elle se trompe de bonne foi, et, chose rare en notre temps, les artistes allemands préfèrent la vérité au succès. Au-delà comme en-deçà de la Manche, c’est la méthode contraire qui prévaut généralement. Lors même que l’Allemagne ne posséderait pas d’autre mérite que celui de la sincérité, ce serait déjà une puissante recommandation; mais ses intentions, qui sont excellentes et de l’ordre le plus élevé, sont réalisées par des mains habiles, et nous pouvons nous montrer sévère sans redouter le reproche d’injustice.

Il est bon, il est utile qu’il se rencontre une famille d’esprits résolus à traiter une théorie comme les vignerons traitent la grappe dans les pays pauvres, de façon à l’épuiser. De cette façon du moins, nous savons ce qu’elle vaut; nous pouvons mesurer la part d’erreur et la part de vérité qu’elle contient. L’Allemagne, nous pouvons l’affirmer sans redouter un démenti, connaît l’Italie mieux que l’Italie ne se connaît elle-même; elle se trouve, à l’égard de la Grèce, dans la même condition. Lorsqu’elle s’engage dans une fausse voie, ce n’est jamais par ignorance ni par étourderie. Chacun de ses pas est un pas prévu et médité ; aussi toutes les œuvres de l’Allemagne ont une valeur décisive dans la discussion. Au-delà du Rhin cependant comme au-delà de la Manche, les peintres et les statuaires sont moins grands que les poètes. La pensée traduite par la parole se montre sous une forme plus pure et plus fidèle que la pensée traduite par l’ébauchoir ou le pinceau. Toutefois l’inhabileté de l’expression n’altère pas la grandeur et la vérité des idées. Si Rauch et Danneker, Cornélius et Owerbeck ne méritent pas le même rang que Goethe et Schiller, ils