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nette bibliothèque renferme des témoignages non moins éclatans de sa grandeur que les annales de la république, et justifie ces belles paroles de mon ami Marco Foscarini dans son Histoire de la Littérature vénitienne : Appunto dalle nobile fumiglie, dit-il, uscirono i migliori lumi della nostra litteratura, e non solo in una, ma in tutte le facoltà[1]. En cela, la noblesse vénitienne, qui est la plus ancienne de l’Europe, soit par la date de son avènement dans l’histoire moderne, soit par la prétention qu’affichent plusieurs de nos grandes familles, telles que les Justiniani, les Venier et les Marcello, de faire remonter leur origine jusqu’à l’empire romain, — la noblesse vénitienne est aussi la première aristocratie du monde, parce qu’elle a toujours marché à la tête de la nation. Le patriciat romain, dans sa grandeur un peu sauvage, dédaignait toute autre illustration que celle des armes, de la magistrature, de la religion et de la parole, l’instrument de sa domination, et ce n’est guère que sous les empereurs qu’il se mit à pratiquer les lettres, dont il avait abandonné jusqu’alors la culture -à des rhéteurs grecs et à des affranchis, qui l’amusaient comme des histrions. L’aristocratie vénitienne, qui a eu ses Gâtons, ses Régulus, ses Scipions et ses Pompées, mais qui a su prévenir l’éclosion des Sylla et des César, a toujours concilié les lumières de l’esprit avec la force de caractère qu’exige l’exercice du pouvoir, et il n’y a pas d’exemple dans l’histoire de notre patrie d’un barbare comme Marins parvenant aux plus hautes charges de la république. Les princes et les barons qui forment l’aristocratie des autres nations de l’Europe ne sont que des instrumens de la force, les représentans attardés de la féodalité déjà à moitié vaincus par le clergé, par les juristes et les lettrés, qui ont suivi le mouvement de l’esprit humain. L’aristocratie de Venise, expression toujours vivante des besoins de la société, ne s’est jamais laissé dépasser et a toujours légitimé son droit à la souveraineté par la supériorité de ses vertus, de ses lumières et de son dévouement à la patrie. Comme l’a dit Paruta, un de nos plus grands publicistes, la nobiltà veneziana est la seule au monde dont l’élévation morale, la prudence et la sagacité politiques, unies aux connaissances, à l’urbanité des goûts et des manières, justifient ce beau titre de nobilitas, qui est synonyme de civilisation.

« Mon enfant, l’expérience de la vie et l’histoire, quand vous pourrez la consulter avec fruit, vous apprendront que le monde a toujours été gouverné par des minorités. Quoi qu’on fasse, quelles que soient les chimères dont se bercent aujourd’hui les factieux et les

  1. « C’est des familles nobles que sont sorties, dans tous les genres, les plus grandes lumières de notre littérature. »