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et reflux d’un peuple turbulent, ferma le grand-conseil et limita le nombre de ceux qui devaient participer à la souveraineté, — ce jour-là la république de Saint-Marc accomplit une révolution qui la sauva de sa ruine et lui donna la force d’étendre sa domination sur l’Italie. La serrata du grand-conseil est dans l’histoire des institutions de Venise ce que sont les murazzi qui empêchent l’Adriatique d’ensabler nos lagunes. A partir de cette époque mémorable, Venise, débarrassée des soucis domestiques qui entravaient son action, sortant de ce vaste chaos d’élémens confus et de passions atroces qu’on appelle le moyen âge, s’éleva au premier rang des nations politiques et offrit à l’Europe moderne le premier exemple d’une société régulière gouvernée par des lois sages et des pouvoirs non contestés. Aussi, pendant que l’Italie était la proie des étrangers attirés dans son sein par la jalousie des factions, pendant que Milan, Gênes, Pise, Florence, Naples et Rome même succombaient tour à tour sous le joug des Allemands, des Français et des Espagnols qui venaient au secours de leurs partisans, au milieu de cette anarchie de républiques éphémères et de monstrueux petits tyrans qui s’entr’égorgeaient, Venise, forte par sa position, par la stabilité de ses institutions où l’unité du pouvoir exécutif se combinait avec la liberté des corps délibérans, fixait tous les regards, était le refuge de tous les proscrits, et comme Sparte jadis au milieu des révolutions incessantes de la démocratie grecque, elle excitait l’admiration des philosophes et des hommes d’état. L’inscription que vous voyez au-dessus de cette bibliothèque, ajouta le sénateur en montrant du doigt les vers latins que nous avons cités plus haut, n’est qu’un faible témoignage de la justice qu’on s’est toujours plu à rendre à la gloire de notre patrie. Dante, Pétrarque, Boccace, le Tasse, qui nous appartient par la naissance de son père et la protection qu’il a reçue de la famille Badoer, Machiavel, Galilée, les poètes et les artistes des peuples étrangers ont tous considéré Venise comme la société qui satisfaisait le plus la raison humaine, comme le foyer de civilisation qui répondait le mieux à l’idéal qu’ils avaient conçu. On pourrait appliquer à Venise tout entière ces paroles de Pétrarque à propos de la place Saint-Marc : Cui nescio terrarum orbis parem habeat.

« Eh bien ! jeune homme, reprit le père de Beata en redressant sa tête sexagénaire, tout cela est l’œuvre de l’aristocratie. C’est vainement qu’on chercherait à nier son influence sur cette société, qu’elle a faite à son image : on la trouve gravée sur tous les monumens, et, comme dit le psalmiste, les cieux racontent sa gloire. Ce n’est pas seulement dans les armes, dans les fonctions politiques, dans la magistrature et dans les ambassades que la noblesse vénitienne s’est distinguée, mais dans tous les ordres des connaissances humaines.