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qui voulait l’attirer, comme l’enfant de la fable, dans le royaume des mirages décevans, avançaient leurs têtes vers la mer, et semblaient une apparition d’un monde bienheureux d’où nous viennent les rêves d’or de la fantaisie, qui seule a la prescience de l’avenir. Beata, qui n’avait point raconté à son amie l’épisode douloureux de la Vicentina, éprouvait, au milieu des sentimens divers qui venaient d’assaillir son cœur, une joie secrète semblable à celle du nautonnier qui contemple, du rivage, la mer profonde où il a failli périr. L’homme qui a franchi le cap des Tempêtes, et qui revient un peu battu par l’orage, est bien plus cher au cœur de la femme que s’il n’eût jamais quitté le giron maternel. La femme aime le courage, les aventures; elle aime à s’appuyer sur un cœur éprouvé et à pardonner à des lèvres impies. Au moment où Tognina, cherchant un prétexte pour dissiper le léger embarras où elle voyait son amie, se tournait vers Lorenzo dans l’intention de lui adresser la parole, un barcarol, qui errait à l’aventure, couché sur le dos comme un berger d’Arcadie, étreignant à peine ses rames, humant le frais et plongeant un regard endormi dans les méandres du ciel, se mit à chanter une complainte qui fixa l’attention de nos trois convives :

La luna è bianca...
Il sole è rosso...
Lo sposalizio si farà.

La luna dice al sole :
Il lume tuo mi schiarerà ..
E Gesù Gristo ci beniià...
— E molti figli nascerà... Viva san Marco!


répondit une autre voix moins éloignée, qui était celle de l’un des deux gondoliers de Beata[1]. Ce chant, d’un rhythme vaguement accusé, où les silences périodiques trouvés par l’instinct sont des élémens nécessaires à l’effet de l’ensemble; ces allitérations, qui répondent aux besoins de l’oreille plutôt qu’aux exigences de l’esprit; ce mélange de rêverie enfantine et de gaîté sereine et solitaire, qui scintille comme la lumière ou s’évapore comme un parfum; ces ressouvenirs de la poésie antique se mêlant au spiritualisme chrétien; enfin cette mélopée, d’un accent mélancolique et d’une tonalité

  1. La lune est blanche...
    Le soleil est rouge...
    Le mariage se fera.

    La lune dit au soleil :
    Ta lumière m’éclairera...
    Et Jésus-Christ nous bénira...

    — Et beaucoup d’enfans il en naîtra... Vive saint Marc !