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de lynx et de presbyte, pour tous les autres des yeux de taupe. Des cinq ou six sentimens qui font battre le cœur de l’humanité, la moitié au moins s’éteignent, en revanche ceux qui survivent deviennent d’une susceptibilité excessive, maladive et dangereuse. Pour régler ce monde à part, il faut nécessairement un code à part, et alors naissent des conventions et des préjugés que ce groupe prend pour la règle absolue des actions humaines. Le langage aussi se déprave dans ses efforts pour reproduire des nuances de sentiment inconnues à la véritable humanité, il devient du jargon. En vérité, le poète ou le romancier qui croirait peindre une image de la vie humaine en peignant quelqu’un de ces groupes que l’on appelle castes, classes, professions, que sais-je ? se tromperait autant que s’il croyait peindre un homme en peignant un Chinois. La Chine en effet, tel est le type agrandi de toutes les sociétés humaines exclusives, restreintes, séparées ; aristocrates, bourgeois, plébéiens, boutiquiers, prêtres, écrivains, tous sont plus ou moins des Chinois tant qu’ils restent dans leur monde particulier ; mais abattez la grande muraille qui les sépare et voyez le miracle qui s’accomplit. La robe du mandarin tombe, le jargon enfantin disparaît, les révérences cérémonieuses cessent, et le Chinois devient un homme.

Ces réflexions ne manquent jamais de nous revenir à l’esprit toutes les fois que nous lisons certains de ces livres modernes où l’auteur reproduit, sans aucun souci de cette grande loi des contrastes, la manière de vivre de quelques-uns de nos groupes sociaux, et elles se sont présentées tout naturellement à la lecture des romans de miss Yonge. Ces personnages ont toute l’élégance et toute la politesse imaginables, mais en vérité c’est à peine si leurs joies et leurs douleurs nous touchent, car elles ne ressemblent en rien à celles des autres hommes. A force de se raffiner, le sentiment devient d’une ténuité excessive et n’a plus aucun caractère humain. On dirait ces fils de la Vierge qui, étincelant au soleil, insaisissables au toucher et cependant visibles, vous font croire à une illusion des sens. Les caractères sont dessinés avec habileté, mais ils n’ont pas de force et de solidité ; ils manquent aussi d’originalité ; nous ferons exception toutefois pour deux ou trois d’entre eux, Guy et Philippe de Morville de l’Héritier de Redclyffe, et Théodora de Paix du cœur (Heartsease). Récit, personnages, sentimens, en un mot tout cela est trop raffiné, trop subtil, trop quintessencié, trop féminin. Je ne sais qui a dit ce mot cruel, qu’une femme auteur ne devait pas avoir de sexe : il y a du vrai dans ce mot. On sent trop que l’auteur de ces romans est une femme, et qu’elle voit la société sous un aspect tout féminin. C’est là, après leur longueur, le très grand défaut de ces romans. Hâtons-nous d’ajouter que ce défaut est