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momentanée de la vie ordinaire ; pour l’Anglais, c’est une continuation de la vie ordinaire. De là les qualités et les défauts de la littérature des deux peuples. Le mouvement, la grâce, la vive allure, la passion des œuvres françaises, et aussi tant de rêves malsains, de conceptions immorales et impossibles, proviennent de ce désir d’être arraché à la vie ordinaire ; le vif sentiment de la réalité, la minutieuse analyse, l’humour plein de flânerie, le lent bavardage, la prolixité et la trivialité souvent puériles des œuvres anglaises, proviennent au contraire du besoin de ne pas perdre de vue la vie réelle, même dans le domaine de la fiction.

Les personnages que miss Yonge met en scène appartiennent tous à la high life ; c’est un monde absolument aristocratique, depuis le plus important jusqu’au plus insignifiant des personnages. Je ne sais pourquoi la littérature qui s’applique à reproduire exclusivement le monde élégant me semble ressembler de tout point à notre littérature réaliste, qui s’obstine au contraire à ne vouloir reproduire que le monde des bourgeois de province ou des boutiquiers parisiens. Le même ennui plane sur l’une et sur l’autre : c’est que l’art, comme la nature, ne vit que de contrastes, et que le mérite réel des caractères humains ne se révèle pleinement que lorsqu’ils entrent en lutte ensemble et se heurtent hardiment. Un personnage aristocratique n’a tout son prix que lorsqu’il se trouve en opposition avec un caractère vulgaire, ou dans des conditions qui le font sortir de la sphère où il vit. Il en est de même pour tous les autres caractères humains, quels qu’ils soient. C’est une loi à laquelle tout grand artiste ou tout grand poète se gardera bien de manquer, car lorsqu’elle ne sera pas observée, l’auteur aura beau dire qu’il a reproduit la réalité, son œuvre ne sera jamais qu’une œuvre de convention. Il ne faudrait pas croire qu’on reproduit des sentimens humains parce qu’on s’applique à copier servilement les surfaces qu’on a sous les yeux : les trois quarts de nos sentimens n’ont rien de réel et sont de pure convention. Une observation bien simple suffira pour le faire comprendre. Chaque fois qu’un groupe humain se forme et se sépare du reste de l’humanité, chaque fois que, volontairement ou par suite de circonstances fatales, il s’enferme dans une sphère restreinte, s’assigne des limites, ou se voit par la nécessité privé de relations libres et larges avec la vaste mer de la vie humaine, alors il s’opère un singulier phénomène. Une atmosphère particulière se forme, atmosphère dans laquelle ce groupe seul peut vivre, dans laquelle étoufferait toute personne qui y serait introduite trop brusquement. La proportion naturelle des choses disparaît ; les sentimens et les pensées se dénaturent et se dépravent ; l’intelligence n’est plus éclairée que d’un côté ; l’esprit a pour un certain ordre de faits des yeux