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nouveaux horizons, et comme leurs principes sont purement négatifs, ils ne peuvent faire courir aucun risque à une personne en possession de la vérité. » La vérité, c’est la foi dans l’église anglicane. Dans Heartsease, Théodora, l’orgueilleuse jeune fille, se vante d’avoir joué un bon tour à une gouvernante allemande qu’elle détestait à cause de ses tendances par trop philosophiques, et qui nommait sans se gêner la Genèse une belle histoire symbolique, sehr schöne mythische Geschichte. « Fi ! dit le frère aîné, pourquoi jouer un aussi vilain tour à une gouvernante même infidèle ? Ne suffisait-il pas de prévenir ma mère et ma tante ? » L’auteur pense probablement comme ce dernier interlocuteur. Elle voudrait être impartiale, mais en dépit de toute sa modération, on sent que ses antipathies sont plus fortes que son désir de justice, et elle se contente sagement d’insinuer ses pieuses pensées, en s’abstenant de faire la moindre allusion aux controverses du jour.

Il y a beaucoup de talent, de délicatesse et d’esprit d’observation de la vie habituelle, journalière, terre à terre pourrions-nous dire, dans ces deux romans, dont la composition mérite les plus grands reproches. Miss Yonge pousse à l’excès le défaut de ses compatriotes, la prolixité et les longueurs sans fin. En vérité on ne voit pas bien pourquoi ces romans finissent, ils pourraient continuer encore après leur conclusion. On éprouve un certain sentiment de dépit lorsqu’on a achevé la lecture de ces deux énormes livres, et l’on se dit qu’après tout on n’a pas été payé en émotions, en pensées et en sentimens, du temps qu’on a employé à les lire. Voilà deux romans dont la lecture demande deux fois le temps nécessaire pour lire les deux poèmes d’Homère ou le Don Quichotte, et cent fois le temps nécessaire pour lire Hamlet ou le Misanthrope. Les conversations succèdent aux conversations, nous assistons minute par minute à la vie monotone des personnages, nous savons ce qu’ils disaient en se couchant, nous écoutons ce qu’ils disent en se levant, en déjeunant, en prenant le thé, en montant en voiture, en dînant. Nous voyons naître l’enfant, nous le voyons baptiser, sevrer, et lorsque l’auteur nous annonce qu’il a un mois, nous n’en sommes pas surpris, car nous savons, à n’en pas douter, qu’un mois s’est écoulé également pour nous depuis que nous avons lu le récit de sa naissance. Les personnages sont pour ainsi dire immobiles. Ce sont leurs conversations qui déterminent leurs situations. En toute franchise, nous ne voudrions pas être condamné à lire une douzaine de romans semblables dans toute notre vie, car nous ne serions pas sûr d’arriver à la fin de cette tâche avec les limites naturelles de notre existence. On lit ces romans, mais avec quelle lenteur ; nous donnerions volontiers un brevet de courage à celui qui aurait eu la force d’en lire de suite