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John Bold voulait seulement renoncer à poursuivre cette affaire !

Le pauvre clergyman ne dort plus, ne mange plus, ne cause plus avec son cher Bunce, ne joue plus de son cher violoncelle. Sa fille se dévoue : elle ira trouver John Bold. C’est en effet une preuve de grand dévouement qu’elle donne à son père, car elle aime le jeune homme et en est aimée. Cette misérable affaire a mis fin à ses amours, et la démarche qu’elle va tenter mettra fin à toutes ses espérances ultérieures ; on n’épouse pas l’homme qu’on est allé solliciter, on n’épouse pas l’homme duquel on s’expose à recevoir un refus. Éléonore Harding s’arme de courage et va trouver John Bold. Qui pourrait résister aux prières et aux larmes d’une femme que l’on aime et dont on sait être aimé ? John Bold veut sauver le monde, et peut-être le sauverait-il au prix de son propre bonheur ; mais le sauver au prix du bonheur de ceux qui nous sont chers, voilà qui est plus difficile. Il cède donc, et se rend chez le docteur Grantley pour lui annoncer qu’il renonce aux poursuites. L’archidiacre le reçoit du haut de sa grandeur. « Vraiment vous renoncez ! mais nous ne renonçons pas, nous. Ah ! vous jetez le trouble dans une famille paisible et heureuse, vous remuez les montagnes pour faire du mal à un homme inoffensif, vous donnez naissance à mille calomnies ; grâce à vous, les journaux attaquent cet homme dans son honneur, vous le traînez à la barre de l’opinion publique, et quand tout cela est fait, vous venez tranquillement dire à cet homme que vous renoncez à le poursuivre. Faites ce qu’il vous plaira ; quant à nous, nous poursuivrons l’affaire. Voici une consultation de l’illustre sir Abraham Haphazard qui établit nos droits. Bonsoir. » Le pauvre Bold sort désespéré de l’entêtement de l’archidiacre ; néanmoins il a fait une promesse à Éléonore, il doit la tenir. Il se rend à Londres et frappe à la Porte d’une des grandes puissances du XIXe siècle, d’une puissance d’autant plus formidable qu’elle est anonyme, irresponsable, sans contrôle public, le directeur d’un grand journal, le Jupiter (lisez le Times si vous voulez).

Le directeur le reçoit dans son cabinet de travail décoré à la mode anglaise de 1855, orné d’un portrait de sir Robert Peel, emblème des opinions politiques du propriétaire, et d’une tête de femme, par M. Millais, emblème de ses préférences artistiques. Le grand journaliste tory et préraphaélite écoute avec étonnement les révélations de John Bold, et refuse péremptoirement de lui promettre d’étouffer l’affaire. « Mais vous ignorez donc que si je voulais ne plus dire un mot, je ne le pourrais pas ? dit-il à la fin à son ami. Vous ignorez donc absolument ce qu’est un journal ? Du jour où, pour des intérêts particuliers et à la demande des particuliers, le journal cesserait de parler, il perdrait toute valeur pour le public. D’ailleurs l’affaire