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scrupuleux diront peut-être que l’intention du brave John Hiram n’avait pas été sans doute d’engraisser de génération en génération les familles d’ecclésiastiques appartenant à une église qui n’existait pas de son vivant ; mais, quoi ! un père a toujours des entrailles, qu’il soit prêtre ou laïque, roi ou manant. L’avenir de nos enfans n’est-il pas notre souci le plus cher ? C’était fort innocemment que M. Harding s’était laissé tenter ; homme faible, excellent, d’un caractère apathique, bon père de famille, il vivait en paix, avec sa conscience. Les vieillards d’Hiram’s Hospital n’étaient-ils pas aussi bien soignés qu’ils pouvaient espérer de l’être ? N’étaient-ils pas bien nourris, bien vêtus ? n’avaient-ils pas autant d’argent qu’il leur en fallait pour satisfaire aux besoins d’hommes qui avaient toujours vécu dans la pauvreté ? M. Harding lui-même n’avait-il pas augmenté leurs rentes ? Le maître des chœurs de la cathédrale de Barchester vaquait donc paisiblement à ses fonctions, éditant avec un grand luxe la vieille musique religieuse, lorsqu’éclata le coup de tonnerre qui vint troubler la sécurité de cette douce et paisible existence.

On chuchotte depuis quelque temps dans la ville que tout ne va pas bien à Hirams Hospital, et que M. Harding met indûment la main sur un argent qui appartient aux pauvres. Ce n’est pas que personne envie la prospérité du révérend, homme doux et bon ; cependant voyez la contagion de l’exemple ! le parlement s’est occupé de cas semblables, les journaux en ont entretenu leurs lecteurs, et les lecteurs se sont dit à l’oreille qu’il se passait autour d’eux des choses pareilles à celles dont on les entretenait. Ces chuchotemens sont allés si loin, qu’ils ont atteint les oreilles à moitié sourdes pourtant de quelques-uns des vieillards de l’hôpital, qui marmottent, — les ingrats ! — qu’on les vole, et que si justice leur était rendue, ils jouiraient chacun d’un revenu annuel de cent livres sterling. Le conseil municipal de Barchester s’est ému et a exprimé le désir de faire une enquête ; mais personne n’a pris la chose à cœur autant que John Bold, jeune chirurgien radical, qui veut porter résolument la cognée dans tous les vieux abus, répandre la lumière dans tous les coins ténébreux de la société, et que possède un désir effréné de travailler au bonheur du genre humain. Il est l’ami de M. Harding ; peu importe, il se conduira aussi bravement que Brutus, et, dût-il lui en coûter l’amitié de M. Harding et l’amour de sa fille Éléonore, morbleu ! la lumière se fera, et justice sera rendue à qui de droit. Le gendre de M. Harding, le docteur Théophile Grantley, fier champion de l’église, toujours prêt à combattre pour ses droits et ses possessions, avait bien raison lorsqu’il refusait d’accepter John Bold pour beau-frère. Ses pressentimens ne l’avaient pas trompé. Il n’y a jamais rien de bon à attendre de ces démagogues.