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de la ville, et il était devenu sans peine l’intendant de sa maison, l’arbitre du goût et des convenances. Marie avec une Russo-Sibérienne, ainsi que son camarade, il ne songeait pas à retourner en France, où depuis longtemps, disait-il, personne ne devait plus se souvenir de lui. M. Hill n’aurait-il pas pu ajouter ces deux bonnes et honnêtes figures à la liste des exilés dont le bonheur lui inspire des tableaux idylliques ?

Il faut se garder d’admettre toutes les inductions de M. Hill à ce sujet ; il faut surtout ne pas oublier que les proscrits les plus cruellement frappés sont dans les cavernes de l’Oural ou dans les mines de Nertschinsk. Parmi ceux-là même que le voyageur peut rencontrer dans les campagnes et dans les villes, que d’humiliations et que de douleurs ! Certes M. Erman et M. Hansteen sont des écrivains sans passion, et ça et là cependant leurs récits jettent de subites lueurs, des lueurs sinistres. Un jour M. Hansteen, dans son expédition sur le Jéniséi, aperçoit parmi les matelots de son navire une figure morne et sombre, avec les narines coupées ; il demande quel est ce pauvre diable, et il apprend que c’est un exilé. Malgré l’adoucissement du système pénal en Sibérie, cette barbare coutume subsiste encore. M. Erman a rencontré aussi plus d’un visage mutilé à mesure qu’il montait vers le nord. Et qu’on ne croie pas que ces proscrits relégués dans l’extrême nord soient de vulgaires et odieux criminels ; je ne parle ici que des condamnés politiques, et on sait ce qu’un tel mot représente dans l’empire des tsars. M. Erman a vu dans ces contrées un ancien colonel d’artillerie obligé de servir de courtier d’affaires à des paysans qui soulageaient sa détresse. Ce que j’ai rencontré de plus effroyable dans ces tableaux, c’est la permission donnée aux Ostiakes, aux Jakoutes, aux Tonguses, aux tribus nomades du nord, de tirer sur les proscrits comme sur des bêtes fauves, quand ils cherchent à se sauver dans leurs forêts. Je n’oserais ajouter foi à cette barbarie, si elle n’était attestée par M. Hansteen. Heureusement les sauvages de la Sibérie du nord ont des mœurs bienveillantes, et plus d’un exilé célèbre, condamné à vivre au milieu de ces tribus redoutées, a exercé sur elles un véritable ascendant par le prestige des lumières et du malheur. Tel était ce Bestuchef que M. Erman a rencontré au milieu des Jakoutes. Écoutez le récit de ses aventures : l’histoire des exilés en Sibérie n’a pas de scènes plus dramatiques et plus étranges.

Un soir que M. Erman était occupé à faire des observations astronomiques au milieu d’un groupe de Jakoutes attirés par ce spectacle inattendu, une voix sortit de la foule et prononça distinctement ces paroles en français : « Vous plaira-t-il de me voir, bien que je m’appelle Bestuchef ? » M. Erman lui répondit par le proverbe des Cosaques :