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longtemps par le parti libéral de la noblesse. L’insurrection fut écrasée. Quelques-uns des chefs expièrent sur l’échafaud leur généreuse audace, les autres furent traînés, les fers aux mains et aux pieds, dans les mines de Nertschinsk. Les moins compromis furent exilés dans diverses contrées de la Sibérie, à Beresov sur l’Obi, à Jéniséisk snv le Jéniséi, à Viluisk sur la Léna. Les plus illustres familles de l’empire reçurent en cette tragique circonstance des blessures qui saignent encore. Combien vit-on de pères, et d’époux, et d’enfans, enlevés à ce qu’ils avaient de plus cher, franchir à pied et chargés de chaînes les défilés de l’Oural ! M. de Muravief avait deux de ses cousins, MM. de Muravief-Apostol, dans la société politique dont il s’était retiré ; l’un d’eux tomba sous la hache, l’autre fut rencontré par le compagnon de M. Hansteen au nord-ouest de Jakutsk, au milieu des forêts marécageuses de Viluisk. Il y vivait comme un ermite dans une hutte sauvage, aussi misérable qu’un Lapon, et n’ayant d’autre moyen de passer le temps qu’un ou deux livres mille fois lus et relus. M. Hansteen le retrouva plus tard, un peu plus heureux, dans la Sibérie méridionale, sur la frontière de la Chine.

Les amis du colonel de Muravief l’engageaient à prendre la fuite. Il répondit que depuis huit ans il n’avait plus aucun rapport avec la société d’où était parti le signal de l’insurrection, qu’il l’avait quittée précisément à l’époque où s’étaient produites dans son sein des intentions factieuses, et qu’il se confiait dans sa parfaite innocence. Il avait tort. Un matin, à sept heures, un chasseur à cheval arrive à Botovo, fait monter le colonel dans un kibilke, et l’emmène sans lui permettre de prendre congé de sa femme. Arrivé à Saint-Pétersbourg, le prisonnier est enfermé dans un des plus sombres cachots de la forteresse. Mme de Muravief, ne sachant ce qu’est devenu son mari, part aussitôt pour la capitale, et c’est là seulement qu’elle est informée de son sort. On leur accorde la grâce de correspondre par lettres, mais les lettres sont lues d’abord par le commandant de la prison. Le colonel se croyait voué à une mort inévitable ; ses lettres (M. Hansteen a eu la permission d’en lire quelques-unes) exprimaient la résignation la plus stoïque et encourageaient Mme de Muravief à porter noblement son malheur. Les papiers de l’accusé, sévèrement examinés par une inquisition à laquelle rien n’échappe, ne donnèrent aucune prise contre lui. On y trouva, au contraire, le message où il blâmait la direction nouvelle de la société et se séparait de ses camarades. Qu’importe l’évidence là où règne l’arbitraire ? « Je suis fâché de ne pouvoir le sauver, avait dit le tsar, mais il faut des exemples. » C’est M. Hansteen, si réservé dans ses narrations, si respectueux pour le gouvernement des tsars, qui rapporte ces horribles paroles. On fit un crime à M. de Muravief de ne pas avoir dénoncé