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sont placés souvent dans les villages qui entourent les villes, souvent aussi on les loge dans de petits bourgs destinés à cet office et construits tout exprès pour cette population spéciale. Le gouvernement de la Sibérie leur fournit les choses les plus nécessaires pour leur premier établissement, quelquefois on leur donne de l’argent, et pendant trois ans ils sont exemptés des taxes et des impôts auxquels sont soumis les colons plus anciens ; mais à côté de ces encouragemens au travail, à côté de ces marques de bienveillance et d’humanité, quelles humiliations de toutes les heures ! Une limite est tracée autour de ces villages, et nul ne peut la franchir. Tout libres qu’ils sont dans cette enceinte, ils ne sauraient choisir une autre occupation que celle qu’on leur impose ; ce sont véritablement les serfs de la glèbe, glebae adscripti. Il y a quelque chose de plus dur et de plus outrageant encore : à la tête de chacun de ces villages d’exilés est placé un simple soldat, ordinairement un Cosaque, lequel est chargé de gouverner la colonie et d’administrer la justice. Il prononce sur les simples délits et applique lui-même la peine à coups de bâton ; les délits plus graves et les crimes sont déférés au tribunal du district.

Malgré tant de causes d’abaissement moral, et bien qu’on essaie parfois de les envelopper dans la catégorie des serfs, les exilés-colons ont su presque toujours maintenir leur rang par la noblesse et la dignité de leur attitude. Il est question, bien entendu, des proscrits politiques ; l’opinion en Sibérie, quelles que soient les assimilations odieuses établies par une loi sans pitié, l’opinion n’a jamais confondu les criminels, les condamnés de la justice ordinaire avec les victimes d’un gouvernement soupçonneux. Les premiers, fussent-ils graciés plus tard, fussent-ils relevés de l’infamie par le pardon du tsar et autorisés à franchir l’enceinte des villages, demeurent au ban de la société ; les proscrits politiques, bien au contraire, après quelques années de séjour en Sibérie, dès que les rigueurs des premiers temps ne pèsent plus sur eux, dès qu’on leur permet de quitter leurs tristes villages et d’habiter certaines villes, rentrent dans la société d’élite comme s’ils n’en étaient jamais sortis, et reprennent tout naturellement aux yeux du monde le rang qu’ils occupaient en Russie. Cette force de l’opinion, consignée par M. Hill, est un fait remarquable à l’honneur des Russo-Sibériens. Lorsque je lis ces détails, je comprends que M. Erman, s’efforçant de rectifier les fausses idées de l’Occident sur les mœurs de la Sibérie, y signale, à un certain point de vue, beaucoup plus d’indépendance, de sécurité et de bonheur que dans la Russie d’Europe. Il y a de Tobolsk à Irkutsk bien des fonctionnaires qui sont des exilés, presque tous sont au moins des serviteurs en disgrâce. Une fois qu’on en est là, on n’espère plus retourner en Russie ; on n’a plus de faveurs nouvelles à attendre ;