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traversaient en même temps que lui les défilés de l’Oural ; il y avait une trentaine d’hommes à pied chargés de chaînes, plus cinq femmes et quelques hommes dans des voitures. Cette morne caravane s’avançait lentement sous la conduite de quatre soldats à pied et de deux Cosaques à cheval. M. Erman en vit un bien plus grand nombre à Jekatarinbourg ; il affirme qu’il en passe environ cinq mille chaque année par les rues de la ville, ce qui fait, ajoute-t-il, à peu près quatre-vingt-seize par semaine. Les hommes vont à pied, les femmes en chariot ; les uns et les autres sont enchaînés. Tout accoutumés qu’ils sont à ce douloureux spectacle, les habitans de Jekatarinbourg ne se lassent pas de témoigner aux exilés une sympathie touchante. On les voit, sur le seuil de leurs portes, tendre la main à ces malheureux et souvent leur faire accepter des aumônes.

Dès qu’ils ont passé l’Oural, on les distribue, selon la gravité du châtiment qu’ils doivent subir, dans les différentes régions de la Sibérie. Les plus sévèrement condamnés sont dirigés vers l’extrémité orientale, dans le gouvernement d’Irkutsk ; les autres resteront à l’ouest, dans la province de Tobolsk. On les divise alors en trois classes : la première classe est celle des katorschniki ; ce sont ceux dont nous partions tout à l’heure, ce sont les malheureux qui vont travailler dans les mines de l’Oural, et quelques-uns même (leur traitement est plus cruel encore) dans les mines d’argent de Nertschinsk au fond de la Sibérie orientale, sur la frontière chinoise. Les hommes de la seconde classe sont appelés loslannyje na raboto ; ceux là sont condamnés à un travail forcé pendant une certaine période, et à l’expiration de leur peine ils deviennent de simples colons sibériens. La troisième classe enfin, la classe des loslannyje na poselenye, comprend les hommes qui n’ont encouru que l’exil. Ils sont immédiatement dans la position où les condamnés de la seconde classe ne se trouveront qu’après l’expiration de leurs durs labeurs. Ils deviennent paysans ; ce sont des colons, comme la plupart de ceux qui ont défriché ce pays depuis un siècle. On sait effectivement qu’il y a eu peu de colons volontaires en Sibérie ; presque tous les paysans établis dans les villages sont des fils d’anciens exilés. Ceux-là aussi ont emmené leurs familles ; s’ils ne sont pas mariés, ils prendront femme, ils auront des enfans, et la colonie s’enrichira d’un sang précieux.

Depuis Alexandre Ier, qui, par l’élévation de son âme, a tant contribué à adoucir la barbarie des mœurs, ces exilés sont traités avec une certaine douceur. Ce régime a continué, dit-on, même sous le tsar Nicolas, quoique l’impérieuse rigueur et l’infatuation de son caractère eussent ranimé maintes habitudes despotiques chez une administration toujours portée à se modeler sur le maître. Ces colons