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tantôt avec un visage désespéré qui demandait grâce ; tout cela était inutile. Vers la fin de cette singulière entrevue, le secrétaire prit Ivan à part et s’excusa de ne pas être venu plus tôt rendre visite à l’illustre étranger, l’état d’ivresse où il se trouvait ne lui ayant pas permis de se présenter convenablement. Il ajoutait que ses intentions étaient bonnes ; comme il savait que les voyageurs ne trouveraient rien de passable dans aucune des maisons de la ville, il était venu, ainsi que le magistrat, son chef, les prier de souper à sa table. La visite du magistrat et de son secrétaire avait enfin une conclusion. Nos voyageurs purent refuser l’offre et faire comprendre une bonne fois à ces fonctionnaires opiniâtres qu’ils ne souhaitaient qu’un peu de sommeil.

On prétend qu’à Saint-Pétersbourg, un jour où la Neva débordait, on vit des sentinelles placées au bord du quai rester obstinément à leur poste jusqu’à ce qu’on fût venu les relever ; quand l’eau du fleuve se retira, on les trouva impassibles dans leurs guérites. Je ne sais si c’est là une plaisanterie, mais la plaisanterie, en tout cas, n’offre rien d’incroyable quand on a lu dans le récit de M. Hansteen ces types si bien observés des fonctionnaires de Sibérie. Toutefois, il faut se hâter de le dire, à côté de cette hospitalité mécanique dont tous les mouvemens sont réglés avec une précision insupportable, il y a l’hospitalité naïve du pauvre peuple. Le voyageur norvégien en rapporte de bien touchans exemples. Les femmes surtout lui témoignaient une affabilité modeste qui contrastait singulièrement avec la barbarie des lieux. Il y a à l’entrée de chaque village russe en Sibérie une inscription indiquant le nombre des âmes ; or dans ce nombre il n’est tenu compte que des hommes, les femmes n’y sont jamais comprises. Cette étrange manière de compter a dû révolter plus d’une fois M. Hansteen, qui décrit avec tant de cordialité la candeur, la modestie, l’empressement hospitalier des Sibériennes.

Dans le curieux et terrible voyage qu’il fit de Jéniséisk à Turuschansk sur le fleuve Jéniséi, M. Hansteen avait été adressé à un brave homme à la fois constructeur de barques et pilote. Ce fut lui qui servit de guide au voyageur dans cette laborieuse expédition au sein des plus sauvages contrées de la Sibérie. Schadrin, — c’était le nom de cet excellent homme, — fut bientôt un ami pour l’astronome norvégien. Après plusieurs semaines de fatigues et de périls, quand ils furent de retour à Jéniséisk, Schadrin invita M. Hansteen à dîner sous son humble toit. « J’acceptai de grand cœur, dit M. Hansteen, et, le repas fini, il fut si touché de la sincère amitié que je lui témoignais, qu’il se mit à genoux devant moi et voulut me baiser les pieds ; je m’empressai de le relever. — Dans mon pays, lui dis-je, ce n’est pas l’usage de s’agenouiller ainsi devant son semblable ; à un brave