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seulement, que ces jolis tableaux de M. Hansteen ne sont pas de simples généralités. L’auteur a vu ces choses en action, et elles ont eu pour lui un touchant intérêt qui se traduit avec grâce dans son récit. La jeune fille au mariage de laquelle il a assisté à Tobolsk était au service d’une famille allemande dont le chef, M. Hirsch, avait offert au savant norvégien l’hospitalité la plus aimable. M. Hirsch est un de ces nombreux Allemands qui sont la force et l’honneur de l’administration russe ; à l’époque où M. Hansteen séjourna à Tobolsk, il était colonel du génie et chargé des fortifications de la province. Mme Hirsch aimait tendrement cette jeune fille qui remplissait depuis plusieurs années auprès d’elle l’office de femme de chambre, et qui, aussi gracieuse que dévouée, s’était concilié l’estime et l’affection de toute la famille. Ce mariage était donc un événement dans la maison, et M. Hansteen put voir de près les émotions diverses auxquelles la cérémonie donna lieu.

Dans les conditions de la vie civilisée, il arrive trop souvent que la femme est supérieure à l’homme par l’élévation du cœur et la noblesse des sentimens. Partout où la culture morale n’apparaît pas, cette supériorité de la femme est bien autrement fréquente, et il n’est rien de plus triste, à coup sûr, que de voir chez l’ouvrier, chez le paysan, chez le sauvage, la distinction naturelle de la femme à côté de la brutalité de celui qui se croit son seigneur et son maître. Les mœurs de la Sibérie, et la manière dont les mariages s’y concluent, doivent nécessairement faire éclater de la façon la plus pénible ce douloureux contraste. Quand le jour décisif fut arrivé, la jeune fille était plongée dans une profonde tristesse. Sous ses vêtemens de fête, dit le voyageur, elle semblait une victime. Elle n’avait vu son fiancé que dans les trois premières rencontres établies par l’usage, et le lourdaud n’avait pas ouvert une seule fois la bouche, malgré les provocations de la svacha. La pauvre enfant n’était guère disposée à engager ainsi son avenir, mais sa mère et la svacha l’avaient tellement endoctrinée, qu’elle avait dû céder à leurs instances. Le cœur bien gros, et retenant à peine ses larmes, elle demandait à Mme Hirsch ce qu’elle pensait de son fiancé. L’excellente femme, aussi affligée que la jeune fille, essayait de se faire illusion. « Il était bien intimidé, disait-elle ; quand il te connaîtra mieux, tu verras que son cœur s’ouvrira. » Il y avait encore là d’autres douleurs qui se manifestaient sous une forme naïve ; M. Hansteen n’eut pas de peine à les deviner. Un serf qui faisait partie de la domesticité de M. Hirsch, le brave Xavier, aimait depuis longtemps la jeune fille, et celle-ci eût sans doute préféré à ce fiancé inconnu le compagnon si humble, mais si dévoué, dont elle avait certainement deviné la respectueuse tendresse ; mais quoi ! Xavier n’était qu’un serf, et un serf ne peut se marier qu’avec la permission de son seigneur, il ne peut se marier