Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/597

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plusieurs fois au concert spirituel avec non moins de succès que son rival Farinelli, mais il se conduisit avec beaucoup moins de modestie et de prudence. Blessé de n’avoir reçu de la part de Louis XV qu’une simple boite d’or, l’orgueilleux sopraniste dit au gentilhomme chargé de lui remettre ce cadeau : « Eh quoi ! le roi de France n’a rien de mieux à me donner ? Si encore on y avait ajouté son portrait ! — Monsieur, répondit le gentilhomme, sa majesté ne fait présent de son portrait qu’aux ambassadeurs. — De tous les ambassadeurs du monde, répondit l’élève de Porpora, on ne ferait point un Caffarelli ! » Ce fait ayant été rapporté au roi, Louis XV s’en amusa beaucoup ; mais la grande dauphine, plus sévère, manda le chanteur dans ses appartemens, et, après lui avoir donné un riche diamant, elle lui remit un passeport en disant : « Il est signé du roi et n’est valable que pour dix jours ; je vous engage à en profiter. » Caffarelli dut quitter Paris plus promptement qu’il ne l’aurait voulu.

Après quelques mois de séjour dans la capitale de la France, nous partîmes pour l’Espagne, non sans avoir été plusieurs fois à l’Académie royale de musique, où nous entendîmes un opéra barbare d’un certain Rameau intitulé Castor et Pollux, je crois, et une prétendue cantatrice, Mlle Fel, qui criait son amour comme si on l’eût écorchée toute vive. « Sauvons-nous, me dit Farinelli en riant, car le feu doit être à la maison ! » Arrivé à Madrid, où il ne devait rester qu’une saison, Farinelli y fut retenu vingt-cinq ans par la faveur la plus étonnante que mentionne l’histoire.

Je ne vous dirai pas, signori, reprit Grotto après avoir aspiré une large prise de tabac, ce qui est connu de toute l’Europe, et par quel concours de circonstances Farinelli devint un instrument de la politique. Tout le monde sait que le roi d’Espagne Philippe V était frappé, dans les dernières années de sa vie, d’une sorte de mélancolie notre voisine de la folie qui le rendait impropre aux affaires. La reine Elisabeth de Parme, cette princesse ambitieuse que l’adroit Alberoni lui avait fait épouser en secondes noces, ne sachant plus comment vaincre l’apathie de son triste époux, dont elle punissait si bien les caprices dans les mystères de l’alcôve, eut recours à Farinelli. Elle fit préparer un concert dans les appartemens du roi, où l’admirable sopraniste chanta plusieurs morceaux d’un tendre caractère qui émurent, jusqu’aux larmes ce nouveau Saül de la lignée de Louis XIV. Il se réveilla comme d’un long sommeil, combla de caresses son jeune David, consentit à se laisser faire la barbe, et reprit sa place au conseil. Sous Ferdinand VI, qui avec la couronne de son père avait hérité aussi de ses infirmités, Farinelli devint un personnage si important, qu’il eut presque l’autorité d’un premier ministre. Créé chevalier de Calatrava dans une circonstance tout à