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rival, Caffarelli, a-t-il eu le bon esprit de placer son orgueil, qui était excessif, dans les succès de sa brillante carrière, et je lui pardonne volontiers d’avoir fait mettre sur la façade d’un palais construit peu de temps avant sa mort cette inscription ambitieuse : Amphion Thebas, — ego domum.

— Ce qui fit dire à un mauvais plaisant, ajouta l’abbé Zamaria : Ille cum, tu sine.

— Je n’entends pas le latin, dit Grotto ; mais ce que je sais positivement, c’est que Farinelli est mort d’une peine de cœur ! ..

— D’amour, répliqua l’intarissable abbé.

— Oui, dit Grotto avec une certaine emphase, mon illustre ami Farinelli a succombé à une passion funeste qu’il avait conçue pour la femme jeune et belle de son neveu, qui était son héritier.

Oh ! questa è bella ! s’écria l’abbé en se renversant sur sa chaise. Le voilà donc connu, ce secret plein d’horreur ! Mais cette histoire doit être remplie d’intérêt, et je suis sûr que la compagnie entendrait avec plaisir le récit d’une passion aussi chaste que malheureuse. — Oui, bien certainement, dit la belle Badoer, nous écouterons avec intérêt une histoire qui parait devoir être si piquante. — Contez-nous donc, reprit l’abbé, les circonstances qui vous ont rapproché de l’admirable virtuose qui, pendant vingt-cinq ans de sa vie, a consacré ses talens à endormir les rois d’Espagne Philippe V, de triste mémoire, et son fils non moins cacochyme, Ferdinand VI.

Signori, dit Grotto après s’être longtemps frotté les yeux comme un homme qui, réveillé en sursaut, aurait de la peine à saisir le fil de ses idées, les circonstances qui m’ont mis en relations avec Carlo Broschi, connu dans le monde entier sous le nom de Farinelli, sont bien simples, et quelques mots suffiront à vous les expliquer. Je suis né dans un village près de Naples, dans le pays même de Farinelli, de Caffarelli, de Gizzielo, de Millico, d’Aprile, je ne sais dans quel mois de l’année 1718. Je suis le fils d’un pauvre marchand d’oiseaux qui, toutes les semaines, allait vendre sur le marché de la capitale des merles, des pinsons, des sansonnets, des canarini et des cardeletti ou chardonnerets apprivoisés. Ma mère eut un rêve où la vierge Marie lui apparut du haut des cieux et lui ordonna de faire aussi de son enfant un rossignol des quatre saisons, agréable au Seigneur. Pieuse et très dévote à la santa vergine Maria, ma mère obéit ; elle suivit l’exemple du saint patriarche Abraham sans qu’aucun ange vint du ciel empêcher cette fois le sacrifice.

— Bravo ! dit l’abbé Zamaria ; belle image biblique !

— Je fus donc un sopraniste, et, à l’âge de onze ans, j’entrai au conservatoire di Santo-Onofrio de Naples, alors dirigé par Léo, d’illustre et douce mémoire. J’y appris la musique, la composition, et