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passages scabreux dont elle commentait le texte par une pantomime expressive. L’abbé Zamaria se balançait sur sa chaise comme un bienheureux en s’écriant de temps en temps : Brava, Delinda ! C’était le nom du personnage qui dans l’opéra de Galuppi disait l’air en question. L’abbé était si content de la manière dont Hélène avait rendu la musique et l’esprit du Buranello, il chiffonnait son rabat et roulait ses petits yeux matins d’une façon si comique, que Grotto ne put s’empêcher de dire tout haut : « Signori, regardez un peu l’abbé ! voyez, il se prélasse, se rengorge et fait le gros dos come un gatto amoroso, comme un chat amoureux ! » À cette saillie toute vénitienne du vieux sopraniste, rassemblée fut prise d’un fou rire, et la gaieté générale gagna jusqu’à Beata, qui jusqu’alors avait conservé la noble sérénité de son maintien.

Furieuse du succès que venait d’obtenir Hélène Badoer en présence de Lorenzo, la Vicentina s’avança avec assurance du fond de l’estrade, et vint chanter aussi un air d’un autre opéra buffa de Galuppi, il Mondo alla roversa (le Monde à l’envers). D’un style non moins fleuri que le précédent, l’air de la Vicentina peignait les vicissitudes de l’amour dans toutes les positions de la vie humaine et chez tous les êtres animés :

La pecora, la tortura,
La passera, la lodola,
Amor fa giubilar.


Ces dernières paroles furent accentuées par la prima donna avec un brio et une puissance de vocalisation qui excitèrent l’admiration du public. Après un duo très brillant pour deux sopranos que la Vicentina et Hélène Badoer chantèrent ensemble, l’accademia se termina par un quatuor également tiré d’un opéra de Galuppi.


II

En sortant du palais Grimani, vers une heure du matin, une grande partie de la société qui s’y était réunie alla se promener sur la place Saint-Marc, Beata monta dans la gondole de son père avec le chevalier Grimani, et Lorenzo avec l’abbé Zamaria dans celle de la belle Badoer, qui fut pendant le trajet d’une gaieté folle. Arrivés sur la Piazzetta, qui était remplie de promeneurs, Beata accepta le bras du chevalier selon l’usage de Venise, et Lorenzo donna le sien à Hélène, dont le mari était dans un autre groupe avec la Vicentina, Grotto et Pacchiarotti. La soirée était délicieuse, et la place Saint-Marc offrait un spectacle enchanteur à cette heure avancée de la nuit. Des cafés ouverts, des casini remplis de convives, des concerts