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chœurs qui se répondaient l’un à l’autre, et que rattachait ensemble un récit chanté, dans l’origine, aux Incurables avec un immense succès par la Serafina, une des meilleures élèves du Buranello. C’est la Vicentina qui fut chargée de cette partie de coryphée biblique, et elle ne manqua pas de l’embellir d’exclamations et de portamenti ambitieux qui firent tressaillir Pacchiarotti sur sa chaise curule. — Poveretto me ! s’écria tout bas le vieux sopraniste désespéré, en levant au ciel ses mains desséchées comme du parchemin ; mais la prima donna était trop préoccupée de Lorenzo, qu’elle ne perdait pas un instant de vue, pour prendre garde aux gestes et aux regards effarés que Pacchiarotti échangeait avec Grotto, son voisin. Elle voulait avant tout briller, avoir du succès, et susciter dans le cœur de son jeune amant l’ambition de partager son sort et sa gloire.

Après d’autres morceaux d’ensemble exécutés par les chœurs et les deux orchestres, réunis sous la conduite de Bertoni, l’abbé Zamaria, tout guilleret et plein d’empressement, vint offrir la main à la belle Badoer et la fit monter sur l’estrade en lui présentant un cahier de musique orné de faveurs bleues et roses. Ce cahier contenait un air de soprano d’un opéra buffa de Galuppi, la Calamita dei cuori (le malheur des cœurs), tout rempli de gorgheggi et de caprices mélodiques d’un raffinement ingénieux. L’air fut accompagné par l’orchestre des jeunes filles, composé des meilleurs élèves della Pietà, et consistant dans le quatuor, une contrebasse, cor, basson et hautbois. Il fallait entendre comme la voix splendide et facile d’Hélène Badoer se déroulait avec aisance et tombait de point d’orgue en point d’orgue, pareille à une cascade d’eau limpide qui reflète dans ses lames écumantes les mille caprices de la lumière ! Elle accompagnait ses trilles, ses gammes et ses arpèges scintillans de petites mines, de vezzi amorosi et d’œillades assassines qui étaient bien en harmonie avec ces paroles, d’un goût un peu risqué :

Noi altre femine,
Che siamo dritte,
Vogliamo gli uomini
Un poco storti.
Per le consorti
Non suono buoni
Quei dottoroni
Que fan zurlar[1].

En chantant cet air très connu et très populaire à Venise, comme l’était presque toute la musique de Galuppi, Hélène Badoer excita la gaieté de l’assemblée, qui partit d’un grand éclat de rire à certains

  1. « Nous autres femmes qui sommes sincères, nous voulons que les hommes soient un peu soumis. Ces grands docteurs pédans et ridicules ne font jamais de bons maris. »