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silencieuse qu’elle opposait à l’union projetée, depuis quelques mois, par les deux familles. Le vieux palais Grimani était situé sur le Grand-Canal, en face du palais Mocenigo. Oeuvre remarquable de Lodovico Lombardi, il était d’un style plus sévère que le second palais Grimani, appartenant à une autre branche de la même famille, joyau de la plus rare élégance, sorti des mains de l’ingénieur et architecte véronais Sammicheli. L’architecture est celui de tous les arts qui constate avec le plus d’évidence la civilisation d’un peuple. Suscité par un besoin impérieux de la vie, il se développe, grandit avec cette civilisation, et porte le double témoignage de la réalité primitive et des transformations que le temps et le goût lui ont fait subir. À Venise surtout, la nature particulière du sol et les événemens politiques qui donnèrent naissance à cette société miraculeuse imprimèrent à l’architecture un caractère indélébile de solidité et d’élégance fastueuse qu’on ne retrouve nulle part ailleurs au même degré. Deux grandes époques peuvent se remarquer dans l’histoire de l’architecture vénitienne : l’une, qui commence avec la république même et dont l’église de Saint-Marc, bâtie au Xe siècle, est le plus curieux monument ; puis la renaissance, où l’on vit surgir comme par enchantement la plupart des magnifiques palais qui garnissent les deux rives du Canalazzo. Dans la première époque, on voit régner l’influence de la Grèce antique, celle de la Grèce chrétienne et du monde oriental, qui se reconnaît non-seulement dans la basilique de Saint-Marc, construite sur le modèle de Sainte-Sophie de Constantinople, mais sur d’autres monumens qu’il est inutile de citer ici. La seconde époque, qui a sa date au XVIe siècle, est le produit de cette ère glorieuse de rajeunissement et d’immortelle émancipation. C’est alors que Sansovino, Palladio, Sammicheli, Scamozzi, Antonio da Ponte, qui a construit le Rialto, fra Giocondo, à qui on doit le Fondaco dei Tedesci[1], c’est alors, disons-nous, que ces grands artistes, animés tous par l’esprit nouveau qui réjouissait le monde, " firent de Venise un lieu d’enchantement et

Del genio uman la più sublime figlia,


comme l’a qualifiée Alfieri.

La famille Grimani, une des plus illustres de la république, était particulièrement connue par son goût et la protection généreuse qu’elle avait toujours accordée aux arts pendant le cours de sa longue prospérité. Non moins ancienne que la famille Zeno, elle comptait aussi dans ses annales domestiques trois doges, deux cardinaux,

  1. Fra Giocondo fut appelé par Louis XI en France, où il a construit le vieux pont de Notre-Dame, puis à Rome, où Léon X, après la mort de Bramante, l’adjoignit à Raphaël pour diriger les travaux de Saint-Pierre.