Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/578

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

deux femmes, si différentes et si éloignées l’une de l’autre par le caractère et la condition, confondaient maintenant leur âme dans une préoccupation commune. La passion comme la flamme a besoin d’aliment et ne peut être longtemps comprimée dans le cœur où elle a pris naissance sans le dévorer ou le briser en éclats, Beata avait laissé échapper le secret de sa vie, que Teresa était bien loin de soupçonner : consternées l’une et l’autre par cette clarté sinistre qui s’était faite tout à coup entre elles, elles semblaient craindre de se regarder en face et de se dire tout haut ce qu’elles éprouvaient. Plongées dans une demi-obscurité propice aux tendres aveux et dans un silence éloquent qui n’était interrompu que par quelques cris joyeux qui s’élevaient du Grand-Canal, comme un dernier écho de la nuit profonde, ces deux femmes, montées comme deux harpes à l’unisson d’un sentiment presque analogue, formaient un de ces doux et mystérieux accords qui absorbent les dissonances de l’âme en laissant subsister le contraste des caractères. La douleur de Beata, les tristes pressentimens et la sollicitude de Teresa pour sa noble maîtresse se peignaient dans leurs regards, dans l’accablement et la molle langueur qu’exprimaient leurs attitudes diverses. Rossini seul, dans le duo du premier acte d'Otello entre Desdemona et sa confidente, a su traduire, par un ensemble exquis, cette mélancolie touchante de l’amour qui ne peut se contenir et qui cherche dans les épanchemens de l’amitié un aliment à sa propre douleur :

Quanto son fieri i palpiti,
Che desta in noi l’amor !

Quelque temps après cette fatale journée de Murano et la scène douloureuse qui l’avait suivie entre Beata et Teresa, Lorenzo prit une résolution qui n’était pas moins hardie que son émancipation précoce. Honteux de sa chute et plus épris que jamais de la femme supérieure qu’il avait outragée en s’abandonnant à de faciles voluptés qui avaient déposé dans son cœur une amertume ineffaçable, il conçut la pensée de se jeter aux pieds de sa bienfaitrice et d’implorer son pardon ; mais, en réfléchissant à ce projet assez audacieux qui lui était inspiré par son amour, par le respect et la reconnaissance qu’il devait à Beata, il comprit, non sans peine, qu’une pareille démarche de sa part laisserait supposer que la noble fille du sénateur Zeno avait pu s’inquiéter de sa conduite et en blâmer les irrégularités. La contenance de Beata à son égard, la froideur de son maintien, les rares paroles qu’elle daignait lui adresser, n’étaient-elles pas des signes évidens de son indifférence pour le fils de Catarina Sarti, dont elle avait bien pu s’occuper un instant dans les loisirs de la villégiature, mais qui ne pouvait pas fixer son attention au milieu des