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amans se séparent, et Émile va voyager pendant deux ans avec son précepteur. Pourquoi cela ? Parce qu’Émile et Sophie sont encore trop jeunes, selon Rousseau, pour se marier : l’un a vingt-deux ans, et l’autre dix-huit. Mais pourquoi, s’ils doivent se séparer pour deux ans, avoir pris tant de soins pour les faire amoureux l’un de l’autre ? Parce qu’il faut qu’Émile ait dans le cœur un bon et vif amour qui le préserve du désordre. J’entends : le précepteur a réponse à tout ; mais le roman souffre de cet assujettissement au précepteur : il est froid et guindé. Au bout de deux ans, Émile revient, toujours fidèle et toujours amoureux. Il épouse Sophie, et à ce coup j’espère que le précepteur va se retirer. « Puisque notre jeune gentilhomme est près de se marier, dit Locke à la fin de son Traité de l’Éducation des enfans, il est temps de le laisser auprès de sa maîtresse. » Rousseau n’est point de cet avis. Il règle et gouverne encore les deux amans le jour même de leur mariage, il se fait le directeur et le casuiste de leur lit nuptial, et le philosophe qui a fait un si bel éloge de la pudeur la fait fuir par ses conseils de l’asile même qui a le plus besoin de s’en honorer, et tout cela pour y introduire je ne sais quelle sagesse ou quelle hygiène indécente.

Je ne puis pas, puisque je parle du roman qui est dans l’Émile, oublier tout à fait le sixième livre que Rousseau a ajouté sous le titre d'Émile et Sophie, qui n’est que l’esquisse d’un long roman qu’il n’a pas achevé, et que, pour ma part, je ne regrette point. Qu’est-ce que voulait montrer Rousseau dans ce long et triste récit des malheurs qui viennent accabler Émile ? Voulait-il prouver que l’homme qui a reçu une bonne et forte éducation peut supporter les caprices de l’adversité, que la félicité de l’homme n’est point dans les choses et dans les événemens extérieurs, mais dans son âme même ; que, comme le dit Mentor dans Télémaque, » le plus libre de tous les hommes est celui qui peut être libre dans l’esclavage même…, qui, dégagé de toute crainte et de tout désir, n’est soumis qu’aux dieux et à sa raison ; » qu’étant élevé à être homme, Émile saurait l’être en tout et toujours ? Je reconnais avec Rousseau que le malheur est la grande épreuve de l’homme, et que, voulant savoir si Émile a été bien élevé, il faut voir comment il sait supporter l’adversité. Tout cela est vrai ; je ne puis cependant pas m’accoutumer au genre d’infortune d’Émile. Une femme d’esprit disait que les pires malheurs ne sont pas les grands, mais les vilains malheurs, ceux qui, si vous êtes général d’armée, vous donnent l’air d’un traître, ceux qui, si vous êtes marié et père de famille, font retomber sur vous les fautes de votre femme ou les égaremens de vos fils, ceux enfin qui jettent l’âme non pas seulement dans la tristesse, mais dans l’amertume. Ce sont là les malheurs que Rousseau