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C’est la pudeur et l’honneur qui sont chargés de donner l’alarme, et c’est pour cela que Dieu leur a donné l’ouïe, la vue et le toucher si sensibles, non pour le dehors seulement, mais pour le dedans. Estimons donc ces vertus délicates et tenons-les pour les plus sûres. De même que nous faisons cas de la sensibilité, parce qu’elle nous fait sentir le bien et le mal dans le monde physique et nous avertit de chercher l’un et de fuir l’autre, de même, et à plus forte raison, devons-nous faire cas de ces qualités délicates qui, dans le monde moral, nous avertissent, avant la raison, du bien et du mal et nous font rechercher l’un et éviter l’autre. Gardons-nous de l’indifférence dans les sentimens et du cynisme dans les paroles, de tout ce qui émousse cette sensibilité morale dont les deux plus beaux attributs sont la pudeur et l’honneur. La femme qui reste chaste et honnête est toujours capable de toutes les vertus de son sexe, et il a suffi à Rousseau de conserver la pudeur à la femme pour lui rendre, à l’aide de cette seule qualité, sa véritable vocation. Cette seule idée juste a compensé tous ses paradoxes, de même que dans la femme qu’il refaisait, cette seule vertu a compensé et rétabli toutes les autres.

Nous avons vu comment Rousseau traite de l’éducation de la femme en général. Voyons maintenant comment il peint Sophie et la met en scène. Ici nous touchons au roman qui est contenu dans l’Émile.

Ce n’est point à Paris ni dans une grande ville qu’Émile doit trouver Sophie, c’est à la campagne : non que Sophie soit une bergère d’idylle ou une paysanne, elle m’a bien l’air d’être une fille de château, comme Émile est aussi un jeune gentilhomme ; mais elle a été, comme Émile, élevée à la campagne, loin de Paris. Les amours d’Émile et de Sophie doivent être, tels que Rousseau les conçoit et les annonce, des amours ingénus et qui se rapprochent de la pastorale, sauf la condition des personnages. Il n’en est rien malheureusement, et ces amours, encadrés plus ou moins à propos dans un traité d’éducation, sont, d’une part, guindés comme des exemples, et d’autre part ils manquent de pureté et de délicatesse, ce qui est le défaut de tous les amours de Rousseau, soit dans ses romans, soit dans ses Confessions[1]. Émile et Sophie ne s’aiment pas pour leur propre compte, si je puis ainsi dire ; ils s’aiment pour servir d’exemples et de leçons ; ils ne vivent pas, ils enseignent à vivre. À chaque scène, il me semble les entendre dire aux spectateurs qu’ils ont et qu’ils

  1. « Avec le tempérament d’une italienne et la sensibilité d’une Anglaise, Sophie a pour contenir son cœur et ses sens la fierté d’une Espagnole. » Tous ces mots me répugnent. L’antiquité est plus chaste, même quand elle dit :

    In me tota rueus Venus
    Cyprum deseruit. (Horace, liv. Ier.)