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trouve en elles ; mais je sais bien aussi qu’elles n’ont jamais persuade cela qu’à des sots. Le plus grand frein de leur sexe ôté, que reste-t-il qui les retienne ? Et de quel honneur feront-elles cas après avoir renoncé à celui qui leur est propre ? Ayant mis une fois leurs passions à l’aise, elles n’ont plus aucun intérêt d’y résister ; nec foemina, amissâ pudicitiâ, alia abnuerit. Jamais auteur connut-il mieux le cœur humain dans les deux sexes que celui qui a dit cela[1] ? » Voyez comme ici nous retrouvons Rousseau et ce bon sens admirable qu’il montrait, comme tous les grands écrivains, aussitôt qu’il avait rompu avec le paradoxe. Oui, c’est un des mystères les plus curieux et les plus sacrés du cœur humain que ce soit toujours le plus délicat de nos scrupules qui soit le plus puissant à protéger et à garder tous les autres. Qu’est-ce que la pudeur chez les femmes et l’honneur chez les hommes ? Quel est cet instinct de l’âme (car n’en déplaise à Rousseau, il faut mettre la pudeur dans l’âme), à la fois si timide et si fort, qu’un rien effarouche et que rien ne peut vaincre, qui fait la rougeur de la jeune fille et qui fait aussi le courage des vierges martyres ? Quel est ce sentiment dans l’âme de l’homme qui s’appelle l’honneur et qui veille avec inquiétude sur nos actions, sur nos paroles, sur celles qu’on nous adresse, sur les regards même qu’on tourne vers nous ? Quel est ce sentiment si vulnérable et si invincible ? Quelle est enfin la mystérieuse alliance de ces deux sentimens, la pudeur dans la femme et l’honneur dans l’homme, puisqu’il n’y a pas de femme qui veuille d’un homme sans honneur ni d’homme qui veuille d’une femme sans pudeur, et puisque même, par une confiance où le raisonnement n’entre pour rien, l’homme confie son honneur à la pudeur de la femme et l’en fait gardienne, avec cette singulière obligation, que si la gardienne trahit le dépôt, elle a le crime, mais que l’homme a la honte, et que dans le code de l’honneur la honte est presque pire que le crime ? Pourquoi en même temps ces vertus délicates et ombrageuses sont-elles, dans l’homme et dans la femme, le plus fort rempart de toutes les autres ? Pourquoi Dieu a-t-il voulu que nos devoirs, ceux que la raison justifie et que la loi prescrit, soient sous la surveillance et la protection de deux scrupules si vifs et si soudains, qu’ils semblent avoir la promptitude irrésistible de l’instinct ? Le devoir ne se suffit-il pas à lui-même ? Oui, dans les âmes d’élite, où la conscience est toujours éveillée ; mais dans les âmes ordinaires, il faut en face des passions des sentinelles toujours vigilantes, toujours armées, aussi prêtes à la résistance que les passions sont prêtes à l’attaque. La loi, la raison, le devoir, sont une excellente garnison, mais une garnison qui a besoin d’être avertie.

  1. Émile, livre V.