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point opposer ici à Rousseau les préceptes des docteurs chrétiens, il les tient pour suspects quand il s’agit de l’art de plaire ; je lui oppose les conseils d’une femme du monde, de Mme de Lambert, qui enseignait à sa fille, non pas la sagesse chrétienne, mais l’art de se conduire dans le monde, et qui lui disait : « Il ne faut pas négliger les talens ou les agrémens, puisque les femmes sont destinées à plaire ; mais il faut bien plus penser à se donner un mérite solide qu’à s’occuper de choses frivoles. Rien n’est plus court que le règne de la beauté ; rien n’est plus triste que la suite de la vie des femmes qui n’ont su qu’être belles… Les grâces sans mérite ne plaisent pas longtemps, et le mérite sans grâces peut se faire estimer sans toucher. Il faut donc que les femmes aient un mérite aimable, et qu’elles joignent les grâces aux vertus[1]. »

Voilà la femme du monde, non pas du monde frivole ou voluptueux que Rousseau semble avoir en vue, mais du monde à la fois élégant et honnête, où les bonnes qualités de la femme ne sont pas moins de mise que ses grâces ou ses talens. Je ne suis pas de ceux qui croient que le ménage n’a pas besoin de grâces et d’agrémens : c’est un superflu très nécessaire, et j’ajoute très naturel entre personnes qui s’aiment ; mais le ménage a besoin aussi des vertus de la femme. Le ménage n’est pas une fête perpétuelle : il est de la vie humaine, par conséquent il a ses malheurs et ses chagrins. Comment la femme, dans ces jours de tristesse, consolera-t-elle son mari ? Est-ce par ses talens ou par ses vertus, et surtout par les vertus qui sont propres à la femme, la douceur affectueuse, la résignation sans indifférence, l’intelligence des plaies de l’âme et de leurs remèdes ? La danse et la musique ne sont pas de tous les jours et surtout de tous les momens de l’âme, l’homme ne demande pas toujours à la femme de lui plaire : il lui demande souvent aussi de le soutenir et de le calmer ; cette assistance, c’est à l’âme de la femme, à ses bonnes qualités qu’il la demande, et non à ses talens. Chagrins et plaisirs, consolations et jouissances, que de choses dans le ménage qui viennent de l’âme et qui ne dépendent que d’elle ! Les premiers sourires d’un exilant, ses premiers bégaiemens, ses premiers pas sous l’œil enchanté de la mère, valent pour un père de famille toutes les musiques et toutes les danses du monde. Le ménage n’est ni le salon ni le sérail, et dans les singulières paroles que j’ai citées, Rousseau en vérité ne semble avoir songé qu’à la femme du monde ou du sérail. D’où vient à Rousseau cet oubli soudain de la douceur du ménage, lui qui en a si bien vanté le charme et la dignité ? d’où cela lui vient-il, sinon de ce principe qu’il met en tête de ses préceptes

  1. Avis d’une mère à sa fille, par Mme la marquise de Lambert, p. 23 et 24.