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les motifs qui rendent la fréquentation du bal et du théâtre innocente ou dangereuse selon les temps et selon les gens. Aussi, quoique Rousseau comprenne les bals, les festins et les spectacles dans ce qu’il appelle le monde, et que Fénelon et Mme de Maintenon ne semblent comprendre par ce mot que la famille, cependant, comme c’est la famille où le monde aborde[1], je trouve que sur ce point il y a encore une sorte de ressemblance entre les maximes de Rousseau et celles de Fénelon et de Mme de Maintenon ; mais cette ressemblance n’est qu’extérieure, et plus j’analyse cette conformité de préceptes, plus je vois percer la différence essentielle de principes et de méthode, de but et de route. C’est cette différence qu’il est temps de signaler.

Rousseau passe pour un philosophe sauvage et dur, et il a pris quelquefois ce rôle par calcul ou par caprice. Néanmoins dans le cinquième livre de l’Émile et dans tout ce qui touche à l’éducation de la femme, si vous ôtez ça et là quelques boutades de mauvaise humeur, Rousseau est beaucoup moins sévère et en même temps beaucoup moins élevé que Fénelon et Mme de Maintenon. « La femme, dit Rousseau, est faite spécialement pour plaire à l’homme. Si l’homme doit lui plaire à son tour, c’est d’une nécessité moins directe : son mérite est dans sa puissance ; il plaît par cela seul qu’il est fort. Ce n’est pas ici la loi de l’amour, j’en conviens, mais c’est celle de la nature, antérieure à l’amour même[2]. »

Que veulent dire ces étranges paroles qui nous font sortir de la société pour nous transporter dans cet état de nature où Rousseau veut toujours trouver le type véritable de l’homme, et où il ne trouve jamais que son image dégradée ou incomplète ? Quelle est cette histoire naturelle substituée à l’histoire morale ? Ici l’homme s’appelle le mâle, et la femme la femelle. Ici la nature, comme le dit Rousseau, précède l’amour ou l’opprime ; mais quelle est donc cette nature antérieure à l’amour ? Est-ce que l’amour n’est pas dans la nature même de l’homme ? est-ce que Dieu ne l’a pas fail aimant comme il l’a fait fort ? est-ce qu’il ne lui a pas donné les sens de l’âme et non pas seulement ceux du corps ? est-ce qu’il n’a pas voulu qu’il aimât et qu’il fût aimé, c’est-à-dire qu’il choisit et qu’il fût choisi ? Il y a dans l’homme l’être brutal et l’être moral, mais l’un n’a pas précédé l’autre, et l’être moral doit dominer l’être brutal. Quand c’est le contraire, je ne reconnais plus l’homme : c’est la violence du sauvage dégradé, la frénésie du libertin, ou l’emportement du soldat un jour d’assaut ; ce n’est plus l’homme.

  1. Lettre à une dame sur l’éducation, Fénelon.
  2. Émile, livre V. — Sophie, ou la Femme.