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fort différens, quand elle veut qu’on enseigne aux filles le goût de l’ouvrage. « Comptez, dit-elle aux dames de Saint-Cyr, que c’est procurer un trésor aux filles que de leur donner le goût de l’ouvrage, car sans avoir égard à la qualité de pauvres demoiselles qui les mettra peut-être dans la nécessité de travailler pour subsister, je dis que, généralement parlant, rien n’est plus nécessaire aux personnes de notre sexe que d’aimer le travail : il calme les passions, il occupe l’esprit et ne laisse pas le loisir de penser au mal ; il fait même passer le temps agréablement. L’oisiveté, au contraire, conduit à toute sorte de maux[1]. » Ici le travail est recommandé et loué pour sa plus grande cause, qui est la nécessité, et pour son plus grand effet, qui est le calme et l’honnêteté qu’il inspire, non point pour son agrément et l’attitude élégante qu’il donne aux jeunes filles. Je ne m’étonne point de cette différence entre les motifs du travail dans Rousseau et dans Mme de Maintenon. Nulle part, dans Rousseau, le travail n’est sérieux et sincère. Or il faut que le travail soit sérieux et obligatoire pour avoir toute sa vertu morale. Si vous y cherchez l’amusement ou une contenance gracieuse, vous l’y trouverez peut-être, parce que le travail a toute sorte de ressources ; mais, comme vous l’aurez efféminé à plaisir, n’y comptez plus pour avoir de la force : n’y comptez plus que pour la grâce, et pour une grâce qui aboutira bientôt à l’affectation.

Nous avons vu comment Mme de Maintenon à Saint-Cyr gourmandait les filles délicates qui craignaient « la fumée, la poussière, les puanteurs jusqu’à en faire des plaintes et des grimaces, comme si tout était perdu. » Sophie aurait été grondée par Mme de Maintenon, car « elle est d’une délicatesse extrême sur la propreté, et cette délicatesse poussée à l’excès est devenue un de ses défauts : elle laisserait plutôt aller tout le dîner par le feu que de tacher sa manchette ; elle n’a jamais voulu de l’inspection du jardin par la même raison. La terre lui paraît malpropre ; sitôt qu’elle voit du fumier, elle croit en sentir l’odeur. » Rousseau blâme bien un peu Sophie de ce défaut ; mais son blâme est tout près d’un éloge. Si Sophie est trop délicate sur la cuisine et sur le jardinage, c’est qu’elle est très propre. Je sais bien pourquoi Rousseau est si indulgent et Mme de Maintenon si sévère : les personnages de Rousseau sont des personnages de roman, et jamais héros de roman n’est mort ou n’a souffert de la faim pour un dîner jeté au feu afin de ne point tacher ses manchettes. Cette indifférence sied dans le roman ; mais elle n’est point de mise dans les pauvres familles nobles où Mme de Maintenon va chercher les filles de Saint-Cyr. Mme de Maintenon a

  1. Entretiens sur l’Education, p. 54.