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fort pour… Fort doit donc être accordé. Aussi M. Génin conclut-il résolument que les écrivains sans préjugés comme sans superstitions littéraires doivent toujours faire accorder fort. Pour moi, je ne vois rien qui puisse autoriser la décision de l’Académie. Il y a eu en effet dans la langue un temps où fort, comme tous les adjectifs dérivés d’adjectifs latins n’ayant qu’une terminaison pour le masculin et le féminin, valait pour les deux genres ; mais cela ne pourrait servir a expliquer l’invariabilité de cet adjectif au pluriel : Ils se sont faits fort de… Évidemment cette locution a été l’objet de quelque méprise grammaticale.

La même Guillemette, parlant toujours congrûment et bon français, dit :

Souviegne-vous du samedy…

et non souvenez-vous, forme moderne qui choque le bon sens non moins que l’étymologie. « Je ne sais, dit M. Génin, comment La Fontaine a pu oublier sa langue naturelle, la vieille langue française, jusqu’à écrire :

Je ne me souviens point que vous soyez venue
Depuis le temps de Thrace habiter parmi nous.

Il était ce jour-là bien distrait ! Peut-être aussi y avait-il sur son manuscrit il ne me souvient point, et les imprimeurs sont-ils les vrais coupables d’une faute à laquelle La fontaine n’aurait pas pris garde. Cette distraction-là se conçoit mieux. Ce sont de tels solécismes que l’Académie française devrait signaler et proscrire. Elle en obtiendrait facilement la répression, grâce à l’autorité dont elle jouit et dont elle ne saurait faire un meilleur usage. Pourquoi préfère-t-elle les ratifier et les consacrer ? » Ce n’est pas seulement en cet endroit que La Fontaine a usé de ce verbe, qui est aussi barbare que le serait je m’importe, au lieu de il m’importe. Mais que faire ? Ce barbarisme a pris pied, et l’effacer serait, je crois, dommageable maintenant, car si on y réussissait, on rendrait insupportables des passages de La Fontaine et d’autres auteurs qu’aujourd’hui notre oreille accepte grâce à l’habitude.

Je signalerai aussi une locution vicieuse qu’à ma connaissance un grammairien savant et pénétrant, M, Jullien, a le premier relevée : c’est se faire moquer de soi. De soi est monstrueux, et n’est susceptible d’aucune construction. Il faut dire simplement : se faire moquer. Cependant je dois remarquer qu’on trouve déjà cette locution bizarre et incorrecte dans des auteurs du XVIIe siècle. La Bruyère a dit : « Les nouveaux enrichis se ruinent à se faire moquer de soi. » Et on lit dans Saint-Simon : « Albergotti s’évanouit chez Mme de Maintenon, et, tout à la mode qu’il fût, se fit moquer de lui. »