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seule élimine bien des opinions. Elle élimine Jeun de Meung et Guillaume de Loris, qui, étant l’un du commencement du XIVe siècle, et l’autre du milieu du XIIIe, ne peuvent avoir composé une pièce du XVe ; elle élimine aussi Pierre Blanchet, à qui, depuis quelque temps, on s’accordait pour attribuer le Patelin. Pierre Blanchet, qui faisait jouer, comme on voit par son épitaphe, sur échafauds des jeux satiriques, et de qui du reste on ne connaît aucune composition, mourut en 1519 à l’âge de soixante ans ; il n’avait donc que dix ans en 1470. Mais elle favorise beaucoup l’opinion de M. Génin, qui est que le Patelin est d’Antoine de La Sale.

Antoine de La Sale appartient justement à cette époque, étant né en 1398. C’est un écrivain bien connu par le joli roman du Petit Jehan de Saintré. Un écrit satirique, les Quinze Joies du Mariage, paraît être de lui, et il est un des joyeux conteurs qui ont contribué à la rédaction des Cent Nouvelles nouvelles pour l’ébattement de Louis XI, alors dauphin. Il est certain que c’est une bonne fortune de trouver un auteur aussi ingénieux qu’Antoine de La Sale pour une pièce anonyme aussi ingénieuse que le Patelin, et M. Génin en a profité avec complaisance. Il s’appuie sur deux argumens principaux : le premier, c’est qu’entre les ouvrages avoués de La Sale et la farce, on sent une conformité qui porte la conviction ; le second est une sorte de témoignage indirect. Sans doute des inductions et, si je puis ainsi parler, des sensations littéraires aussi pleines de finesse, d’érudition et de sagacité, sont d’un grand poids ; mais les témoignages sont encore plus positifs et ferment plus péremptoirement la bouche à l’objection. Voyons donc d’abord le témoignage. Le rapport des sous, francs et écus parait, cela a été dit plus haut, se rapporter au règne du roi Jean. Or Antoine de La Sale a visiblement reporté sous le règne du roi Jean l’action de son roman, le Petit Jehan de Saintré, disant au début : « Au temps du roi Jehan de France, etc. ; » de plus, dans les chapitres où il est question de l’équipement du petit Saintré en linge, habits, coiffures, chaussures, bijoux et chevaux, avec le prix énoncé à chaque objet, l’évaluation des monnaies, M. Génin l’a vérifié, répond exactement à celle du Patelin. M. Génin en conclut qu’il y a un lien entre ces deux choses, et que le même homme qui avait étudié pour son roman les usages du XIVe siècle s’est servi de ses études pour la composition de sa pièce. Je ne nie pas ce qu’il y a de remarquable dans cette coïncidence. Toutefois je suis frappé d’une difficulté : rien, à part cela, n’indique dans le Patelin que la scène est sous le roi Jean ; ce prince n’y est pas nommé ; point d’allusion à aucun événement de son règne, de sorte qu’il n’y aurait de propre au temps supposé que la mention d’un rapport de monnaies. Mais, d’un autre côté, comment