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sources, plus fécondes que les anciennes, et alors les sentimens qui circulaient en nous, semblables à de petits ruisseaux aux faibles murmures, capables de refléter à peine notre propre image, jaillissent comme des cascades à la voix sonore, ou roulent comme de beaux fleuves au cours tranquille, réfléchissant dans leurs claires ondes le paysage entier de leurs rives et le ciel qui les recouvre avec son lumineux soleil ou ses myriades d’étoiles. Puis, après la magie de la nature, nous avons la toute-puissance du temps, qui sait si bien cacher nos chagrins sous d’épaisses couches de gazon, et qui sur les ruines de nos affections sait faire germer et éclore tant de fleurs que nous n’espérions plus. L’étude est là aussi avec ses ressources sévères, et le travail, précepteur indulgent qui nous réprimande avec douceur malgré son aspect austère. Grâce à lui, nous pouvons nous oublier et nous distraire de nous-mêmes dans la contemplation des douleurs d’autrui et de la vie universelle. Puis enfin, si tout cela ne réussit pas, il reste la religion, avec ses perspectives infinies et ses opiniâtres espérances. Mais Werther a épuisé toutes ces sources de consolation. Pour lui, la nature est vide et décolorée, elle a été son premier amour, et maintenant, oubliée pour une passion ardente, elle se vengera en rivale dédaignée. Ses chansons enfantines, sa physionomie gracieuse ou sévère, mais toujours naïve, son innocence, n’auront plus de charmes qui agissent sur Werther. L’étude n’a plus d’attrait pour lui, il a épuisé à peu près tout l’esprit de ses livres favoris, et il n’y trouve plus que des mots. Il a eu assez à se plaindre de ses semblables pour ne pas essayer de chercher des consolations dans leur société, et quant à la religion, hélas ! Werther est un enfant du XVIIIe siècle, il ne peut pas se donner le conseil qu’Hamlet donne à Ophélia : Go to a nunnery !

Comment ce personnage ne serait-il pas intéressant ? Il est jeune, noble, bien doué, et il lui est défendu de vivre. Les malheurs de Werther ne sont pas imaginaires pour être en grande partie abstraits. Il y a d’autres situations intolérables qu’une mauvaise situation matérielle. Il y a des situations d’âme qui sont plus terribles que la gêne pécuniaire, qu’une vie précaire, que les angoisses même de la faim, par exemple celle-ci : être obligé de marcher seul, n’avoir aucun appui dans le passé ni dans le présent, être à la fois le levier et la masse, et se consumer en efforts terribles pour soulever le poids de la destinée. C’est la situation de Werther, et n’est-ce pas beaucoup la nôtre à tous, enfans d’un siècle nouveau, sans traditions, sans passé, nous qui bégayons des paroles que nos pères ne comprennent plus, que nos aînés même ne comprennent pas toujours sans peine, nous qui sentons plus que nous n’agissons, et dont les sentimens sont encore si nouveaux même pour nous, qu’ils nous