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sentiment très vif de ses défauts et de ses ridicules, et il se reproche durement chacune de ses étourderies ou de ses faiblesses. Il n’a pas, comme tant d’autres, la ressource de pouvoir s’abuser sur son compte, car l’esprit d’analyse est chez lui très éveillé et lui tient toujours l’œil ouvert sur lui-même. Sa terrible imagination complète encore l’horreur de cette situation, en lui présentant sans cesse des choses plus belles que celles que la réalité lui offre. Ses désirs ont des ailes, mais sa puissance d’action porte des chaînes. Son amour de la vie est énergique, car Werther aime la vie autant qu’on peut l’attendre d’une nature aussi riche (une des nombreuses sottises qui aient été dites sur ce remarquable personnage est de lui supposer je ne sais quel amour malsain de la mort) ; mais il ne peut en jouir. Toutes les choses de la terre se présentent à lui décolorées. Il n’aime plus rien que Charlotte ; c’est elle qui peut encore lui faire retrouver quelques-unes de ces émotions naïves et puissantes qu’il trouvait autrefois dans une promenade au fond des bois, dans la conversation d’un ami, dans la lecture de son Homère. S’il se résigne à ne plus aimer Charlotte, il devra se résigner aussi à ne plus rien aimer dans sa vie. Elle possède encore le secret magique qui peut faire battre son cœur. Si la magicienne disparaît, ce cœur se taira pour toujours. Terrible situation que celle-là ! Qui se résignerait à vivre comme un fantôme, sans espérance, sans illusion, sans amour et sans haine, avec les ombres d’un passé douloureux, à s’entretenir avec des souvenirs cruels sans espoir de renaître un jour à la vie ? Peut-être vaut-il mieux mourir. Werther se tue.

Le suicide de Werther n’est donc pas un suicide ordinaire ; ce n’est pas un de ces actes de folie inspirés par un égarement momentané ou une passion insensée : c’est un acte de froid calcul inspiré par la perception très nette de l’impossibilité de vivre plus longtemps dans le sens réel du mot. Oui, Werther pourrait continuer à vivre, si l’on entend par là déjeuner et dîner, dormir et bâiller, marcher ou parcourir d’un œil ennuyé les pages d’un livre qui ne dit plus rien à l’esprit ; mais si par vivre l’on entend aimer, sentir, s’émouvoir, désirer, Werther ne le peut plus. Lorsque quelqu’un d’entre nous a éprouvé quelque grande douleur, il peut trouver autour de lui des sources de consolation. La bonne nature (alma mater) nous ouvre ses bras, nous berce et nous endort en nous chantant ses vagues complaintes de nourrice, elle nous fait oublier nos douleurs à force de nous en entretenir, et, par une alchimie particulière et bienfaisante, transforme ces douleurs en joies radieuses et en souvenirs affectueux. Ces peines et ces chagrins, qui nous mordaient le cœur comme des lutins malicieux, deviennent nos bons anges. Dans notre cœur, touché par la magique baguette de la nature, s’ouvrent de nouvelles