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autre classe de la société ne s’est, à tout prendre, jamais beaucoup souciée.

Mais des trois personnages, le plus intéressant, c’est le plus malheureux, c’est Werther. Supposez que son amour contrarié n’existe point, qu’il n’ait jamais connu Charlotte, et sa destinée sera la même. Charlotte n’est dans sa vie qu’un accident qui sert à précipiter le dénouement ; voilà tout. Le grand malheur de Werther, c’est qu’il existe une contradiction entre sa condition et ses sentimens. Werther pourra penser comme un prince, il ne sera jamais qu’un bourgeois ; il pourra sentir comme la nature la plus fine et la plus exquise, il ne sera jamais qu’un employé. Grâce à cette contradiction, l’action lui est interdite, et il devra rester forcément oisif. Comment agir en effet ? Pour cela, il lui faudrait une nature plus grossière et moins noble, il lui faudrait une nature capable, comme dit Shakspeare, de manger des crapauds et d’avaler des couleuvres. Ah ! s’il avait seulement un levain de bassesse, si léger qu’il fût, quel chemin il ferait dans le monde ! Malheureusement Werther en est absolument dépourvu. Pour agir, combien il lui faudrait nouer d’intrigues, accepter d’humiliations, faire de courbettes, débiter de mensonges, inventer de flatteries ! Werther est incapable de tout cela ; il préface rester oisif, et nous ne pouvons le condamner ; mais cette oisiveté forcée ne convient pas à sa nature fiévreuse, et qui a besoin du dérivatif de l’action. Il va donc se dévorer lui-même et se nourrir de son propre cœur. Sa vie est manquée, et peu à peu, dans l’inaction, il finit par oublier que l’existence humaine a un but, que plus la nature de l’homme est noble, plus ce but est élevé. Werther a d’ailleurs commis un calcul faux et tout à fait impardonnable : enfant d’un siècle nouveau, animé de sentimens nouveaux, dépourvu de tout préjugé, Werther a cru que tout le monde était aussi franchement dénué que lui des superstitions du passé. Il s’est trompé. Il n’a pas vu que l’ombre du passé s’étendait sur lui, absolument comme l’ombre du moyen âge s’étend sur Hamlet. Il pense comme un homme moderne, et il ne voit pas que le spectre de l’ancien régime le poursuit. À chaque pas qu’il va faire, il lui arrivera quelque mésaventure. Ici il se heurtera contre une vieille ruine remplie de corbeaux effarouchés qui s’envoleront en croassant contre lui ; là un fantôme se dressera sous ses pas et le regardera d’un air étonné ; plus loin un préjugé impitoyable, sous la forme de quelque ambassadeur ou de quelque ministre, lui adressera mille impertinences. Werther n’appartient plus à ce passé, il en souffre, et, malgré ses souffrances, il ne peut se résigner ni à l’accepter, ni à lutter contre lui.

Werther souffre aussi de lui-même. Il sent tout ce qu’il y a d’imparfait et d’incomplet en lui, et cette pensée le tourmente. Il a un